L’État tunisien doit cesser de «bluffer» au sujet des réformes économiques. Le ministre des Finances Ali Kooli et le Gouverneur de la Banque centrale (BCT), Marouane El-Abassi sont sur le départ pour Washington, avec un mot d’ordre : quémander le plus possible de prêts en promettant le plus possible de «réformes économiques». Mission impossible?
Par Moktar Lamari, Ph.D.
Sans programmatique de réformes crédibles dans ses fins, moyens et échéancier, cette mission est vouée à l’échec. Pis, elle va souiller davantage la crédibilité internationale de la Tunisie, berceau et seul rescapé du Printemps arabe. Pourquoi?
Sans verser dans le cynisme partisan, j’ai recensé une dizaine de bluffs de réformes économiques, promises officiellement au FMI et jamais menées à terme, puisque mal conçues, mal calibrées et impossibles à implanter comme telles.
Lamentations et auto-flagellation
Avant de supplier le FMI et quémander de nouvelles dettes, le gouvernement tunisien doit expliquer, chiffres à l’appui, pourquoi n’a-t-il pas tenu ses promesses de réformes économiques.
Contrairement aux argumentaires voulant attribuer, à l’instabilité gouvernementale, les échecs des réformes économiques promises par le passé, je suis de ceux qui mettent en relief deux facteurs. Le premier a trait à l’incompétence gouvernementale en matière de conception (pertinence et raison d’être), d’élaboration (fins, moyens. échéanciers et instruments), d’implantation et d’évaluation des politiques publiques qu’elles soient budgétaires, financières, monétaires ou fiscales. Le deuxième a trait à l’inconséquence des élites au pouvoir et au déficit de leadership mobilisateur et transformationnel.
La notoriété des nations met des décennies à se faire, mais cette même notoriété peut se défaire en quelques jours et semaines. La crédibilité des peuples et des institutions obéit à la même logique et aux mêmes valeurs éthiques : promettre c’est livrer, gouverner c’est réformer, gouverner n’est pas s’agripper au pouvoir, malgré les échecs à répétition.
En matière de réformes économiques, la liste des promesses non tenues par la Tunisie est longue.
Pour preuve, les 6 dernières lettres d’intention signées par la Tunisie (trois chefs de gouvernements, 5 ministres des Finances et deux gouverneurs de la BCT) et adressées au FMI n’ont pas eu d’autres objectifs que de soudoyer les experts du FMI et les amener à financer les gaspillages et la mal-gouvernance en Tunisie. Leur subterfuge consiste à miroiter des réformes économiques peu analysées et absentes des programmes électoraux des partis politiques.
Certes, le FMI n’est pas naïf à ce point, il en a vu faire d’autres États encore plus «filous»: du Chili au Congo, de l’Argentine à l’Afghanistan, en passant par le Liban, l’Irak ou même la Grèce.
Durant les cinq dernières années, le FMI a joué le jeu pour prêter, espérant que la Tunisie démocratique retrouve sa raison et que ses partis politiques se ressaisissent de façon digne, honnête pour entreprendre des réformes économiques devenues incontournables.
Pour les ministres et les partis qui passent leur temps à quémander et à se doper par la dette, filouter c’est comme s’auto-flageller, pour tout perdre au bout du compte. Perdre ses partenaires prêteurs et perdre son honneur.
Pas besoin de pipo (politique politicienne), pas besoin de réseauter et pas besoin de multiplier les apartés avec les ambassadeurs présents à Tunisie, le gouvernement tunisien doit comprendre que le FMI, la Banque mondiale, l’Union européenne… Fitch, Moody’s, sont sur la même longueur d’onde et ils ont des procédures et des mécanismes de gouvernance qu’on ne peut altérer ou corrompre, surtout quand on vient de gouvernements et de pays gangrenés par la corruption.
Les partenaires internationaux de la Tunisie post-2011 s’accordent sur l’essentiel des réformes économiques attendues et souhaitées par de larges franges des citoyens du pays.
Plus concrètement, quelles sont ces promesses non tenues sur le terrain des réformes économiques? On va les recenser en points de formes faciles à communiquer pour le commun des payeurs de taxes en Tunisie.
Réingénierie de l’État
1- Le gouvernement tunisien s’est engagé depuis 2017 à libérer au moins 25 000 fonctionnaires annuellement. Le tout pour réformer l’État et réduire le fardeau de la masse salariale sur les taxes et les recettes fiscales de l’État.
La Tunisie n’a rien livré à ce sujet, bien au contraire, plus de 80 000 postes de fonctionnaires ont été créés depuis 2018. Souvent par des emplois fictifs visant à absorber la grogne sociale et recruter les militants (sympathisants) des partis au pouvoir.
Et le FMI le sait pertinemment. Dans ses interactions avec le gouvernement, il ne cesse de questionner au sujet de la multiplication des fonctionnaires fantômes. On estime le nombre de ces ghost workers in tunisian civil services (au sein de l’État et sociétés d’État) à l’équivalent de 187 000 emplois équivalents temps plein. Un fonctionnaire sur quatre est aujourd’hui payé par les contribuables pour ne rien faire, absolument rien de rien.
2- Le gouvernement tunisien s’est engagé à ne remplacer qu’un fonctionnaire sur 4 ayant quitté la fonction publique. Une autre promesse mal conçue et dont la faisabilité ne pouvait se faire sans leviers innovants et mesures compensatoires modulables et crédibles. Et à ce sujet, l’État tunisien n’a rien fait, ne disposant pas des compétences pour élaborer et évaluer ce type de package (mix policy) forcément complexe de par ses leviers et incitatifs.
3- Le gouvernement tunisien s’est engagé à geler les augmentations salariales des fonctionnaires depuis 2017. Tout faux, la masse salariale des fonctionnaires a augmenté de plus de 12% par an, depuis.
Le gouvernement tunisien s’est engagé à réduire la masse salariale pour la passer à 12% du PIB en 2020. Cette masse salariale est aujourd’hui de l’ordre de 18% du PIB, et sa trajectoire n’est pas prête à s’inverser. Les gouvernements successifs s’accrochent au pouvoir, et ne veulent rien faire pour réduire les gaspillages dans les salaires et émoluments des fonctionnaires de l’État (salaire, prime, avantages en nature, privilège, train de vie…).
Comble du malheur, en ces temps de Covid-19, l’État tunisien compte quasiment 80 000 voitures de fonction (pour les fonctionnaires) et seulement 300 lits de réanimation dans l’ensemble de ses hôpitaux publics (desservant 12 millions d’humains).
Restructurer les sociétés d’État, repenser la fiscalité
4- Le gouvernement tunisien s’est engagé aussi à mettre en place un programme de gestion axée sur la performance dans sociétés d’État (Tunis Air, Steg, Stir, Office des Céréales, Régie du Tabac…). Le gouvernement s’est engagé à communiquer ces contrats de performance et leur monitoring périodiquement au FMI. Mais, rien n’a été fait à ce sujet, et les résultats de ce programme n’ont pas été publiés de façon transparente.
Le ‘‘Livre blanc’’ au sujet des sociétés d’État (publié en 2019) est simplement une farce incroyable. Ce document ne remplit pas les conditions de la rigueur scientifique (dans son montage, dans ses constats, dans ses chiffres, dans ses références bibliographiques…). Il n’est pas le résultat d’une investigation évaluative mesurant les performances. Un rapport qui déshonore les économistes, par sa démarche d’«évaluation-rituelle», plutôt que d’évaluation objective, sans biais de sélection… et avec neutralité politique de ses auteurs.
Pas pour rien, ces 200 sociétés d’État accumulent une dette publique avoisinant les 10 milliards de dinars, avec des déficits annuels grandissants, avec des gains de productivité négatifs… et avec une gestion calamiteuse dans ses résultats et connexions politiques.
5- Le gouvernement tunisien s’est engagé (depuis 2017) à mettre en œuvre des mécanismes d’évaluation de l’efficacité des mesures fiscales, avec le soutien d’experts américains financés par l’USAID, l’Union européenne, et de nombreux partenaires internationaux. Aucun rapport sérieux n’a été publié publiquement à ce sujet. Le PNUD et l’USAID doivent rendre des comptes à ce sujet et pour le commun des mortels en Tunisie.
6- Le gouvernement tunisien s’est engagé pour faire progresser les investissements gouvernementaux (publics) d’au moins 1% au total, depuis 2017, pour le faire plafonner à 7,5% du PIB, en 2021. Rien de cet engagement n’a été suivi d’actions sérieuses pour relancer l’investissement privé et les incitatifs liés.
La politique de relance appelée Stop and go a été dramatique pour la relance de l’investissement. Elle était discrétionnaire, mal conçue et mal-évaluée (ex ante). Le dernier rapport publié avec la griffe de la Banque mondiale indique que le problème du financement de l’investissement constitue désormais la principale entrave rencontrée par les entreprises privées (PME surtout). L’accès aux financements est aujourd’hui plus entravant que les problématiques de la corruption ou de l’instabilité des gouvernements.
7- Le gouvernement tunisien s’est engagé à appuyer fortement les caisses de retraite et sécurité sociale (CNRPS et CNSS) pour éviter le défaut de paiement, voire la faillite de ces institutions très déficitaires, y compris la CNAM.
Mais depuis lors, les services publics offerts par ces organismes ne sont plus ce qu’ils étaient. Et c’est la santé des citoyens qui est sacrifiée, alors que la Covid-19 sévit comme jamais, sans que le citoyen ne puisse se soigner dignement et correctement dans les cliniques privées! Les hôpitaux publics se délabrent les uns après les autres dans l’indifférence totale, sans le minimum de services dignes de ce nom.
Depuis deux ans, les députés, les ministres et les notables politiques du pays ont eu le droit de se faire soigner (eux et leurs familles élargies) aux frais des contribuables dans les hôpitaux militaires. Une discrimination qui ne dit pas son nom et une honte à la démocratie issue du Printemps arabe.
Séparer les banques de la mainmise de l’État (doom loop)
8- Devenue indépendante du gouvernement depuis 2016, la BCT s’est engagée à contenir l’inflation avec des taux d’intérêt directeur élevés (4 fois ceux du Maroc ou de la Jordanie). Avec 11% à 13% de taux d’intérêt procurés par les banques, la Tunisie s’est auto-flagellée en asphyxiant l’investissement privé. La part de l’investissement dans le PIB est passée de 26% en 2010 et moins de 6% en 2020.
Le cartel des banques tire profit de cette politique monétaire et engrange des bénéfices colossaux, alors que la croissance est proche de zéro. Un cartel qui s’enrichit, sans prendre des risques, alors que le tissu industriel se disloque à vue d’œil, sous le regard bienveillant de la BCT.
9- Le gouvernement et la BCT ont promis un taux de change flexible, signifiant de facto la dévaluation continue du dinar. La promesse a été tenue : le dinar a déjà perdu plus 35% de sa valeur depuis mars 2016. Les consommateurs, les investisseurs paient les frais, perdant progressivement confiance dans le système bancaire et se réfugiant dans le système monétaire informel.
Plus aberrant encore, durant les 3 derniers mois, la BCT a imprimé plus de 3 milliards de dinars pour financer les déficits de l’État.
10- La Tunisie s’est engagée, et depuis 2017, à gérer avec transparence et sur la base de données ouvertes. Le gouvernement Chahed s’est commis en transférant sur une base mensuelle 30 indicateurs macro-économiques aux instances du FMI. L’INS, le ministère des Finances, le ministère de l’Énergie, la BCT… sont concernés par cette réédition de compte systématique des indicateurs aux instances du FMI.
Certains indicateurs sensibles sont communiqués au FMI de façon hebdomadaire. Et cette information stratégique est accessible aux agences de notation, aux bailleurs de fonds, aux fonds vautours… bien avant les institutions tunisiennes, les citoyens et même les médias locaux.
Cessons de faire la manche, retroussons-nous les manches
Pour être crédibles et pour parler au nom de la jeune démocratie tunisienne, le ministre des Finances Ali Kooli et sa délégation doivent se doter d’un bilan évaluatif au sujet de ces promesses et engagements non tenus.
La Tunisie doit arrêter de faire la manche auprès des bailleurs de fonds. La Tunisie est capable de se retrousser les manches pour faire mieux.
Mais en attendant, il faut une reddition de compte complète, objective et détaillée.
Vivement un portrait sommatif qui explique le pourquoi et le comment… qui ont poussé la Tunisie à ne pas honorer ses promesses de réformes économiques, et quelles ont été les conséquences de ces défaillances sur la crédibilité de la Révolte du Jasmin sur la scène internationale. Le tout avec des risques de défaut de paiement plus que jamais probables dans le contexte…
La Tunisie compte des compétences mondialement reconnues, et surtout des compétences honnêtes et capables d’élaborer ce bilan sommatif qui peut crever l’abcès de la mal-gouvernance et tirer les leçons de ces échecs à répétition.
Et ce ne sont pas les rencontres organisées au sein du think-tank Beit Al-Hikma qui vont convaincre le FMI du bien-fondé des réformes économiques discutées et «emballées» derrière des portes-clauses.
L’histoire ne pardonnera pas…
* Universitaire au Canada.
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