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Tunisie : la grande confusion entre démocratie et pluralisme

A l’abstentionnisme des électeurs répond l’absentéisme des élus : une démocratie qui tourne à vide.

En Tunisie, où aucun parti politique occupant les devants de la scène n’a engagé un débat réel sur la nature et les critères de la démocratie que l’on veut instaurer dans le pays, le moteur de la transition démocratique en cours semble tourner à vide. Résultat : la «démocratie» mise en place au lendemain du soulèvement de 2011 est devenue aussi fragile que la dictature à laquelle elle a succédé.

Par Helal Jelali *

Certes, le pluralisme politique, la liberté d’expression et le respect des droits de l’homme restent les piliers de toute démocratie. Mais ils pourraient aussi servir de vernis pour des régimes corrompus, despotiques et autoritaires. Peut-on considérer que l’Inde, où des dizaines de millions d’enfants âgés de moins de 14 ans travaillent même dans les mines, comme un régime qui respecterait les critères démocratiques?

Sans entrer dans une monographie des critères de la démocratie qui sont assez nombreux et souvent complexes, voyons si tout régime pluraliste est réellement démocratique. Est-ce que la démocratie du Bangladesh – où un tiers des députés sont propriétaires des usines esclavagistes du textile – protège les citoyens de ce pays comme le ferait la démocratie espagnole?

La démocratie est un contrat social

Depuis Jean-Jacques Rousseau, nous savons que la base de la démocratie est un contrat entre les citoyens et les institutions. À partir du XIXe siècle, chaque pays avait choisi la nature de ce contrat : pour la France républicaine, c’était un contrat social soutenu par une économie mixte, pour les Etats-Unis, le contrat assure une liberté expansive basée sur les conquêtes économiques. Les pays scandinaves dont l’esprit démocratique et la tolérance sont issus de la civilisation hanséatique – du XIIe au XVIIe siècle, très peu étudiée par les historiens – avaient choisi l’Etat-Providence.

L’oubli de ce contrat démocratique et le refus d’identifier sa nature dans certains pays du sud a perverti le processus démocratique dans de nombreux pays africains, asiatiques et sud-américains.

En Tunisie, aucun parti politique n’avait engagé un débat sur la nature et les critères de la démocratie. Au lendemain du soulèvement de 2011, on a «saoulé» les citoyens avec des discours patriotiques – et non républicains – et des débats sur l’identité arabo-musulmane et avec une vanité révolutionnaire qui les a aveuglés pour une décennie, sans oublier un zeste de complotisme qui fait des ravages encore aujourd’hui. La faillite de ce pays serait encore un complot venant de l’étranger…

«Où est notre sel? Où est notre pétrole?», lançaient les pseudo-révolutionnaires, dont la stupidité n’a d’égal que l’ignorance. «Mais où en est notre démocratie?», serions-nous tentés de leur rétorquer. Apparemment, ce n’est pas le moment de poser cette dernière question.

Une «transition» qui va durer «éternellement»

Depuis une quarantaine d’années, les menaces contre la démocratie sont bien identifiées : les oligarchies, les lobbys, la corruption, le néo-libéralisme qui provoque l’affaiblissement des États… Rappelez-vous le premier discours de l’ancien président américain Ronald Reagan : «L’État n’est pas la solution, mais c’est le problème».

Nous avons en Tunisie un vrai cocktail de tout cela, et l’argument fallacieux est que ce pays est engagé dans une «transition» qui va durer «éternellement».

L’autre écueil : c’est l’abstention électorale : c’est un symptôme de la rupture démocratique entre les citoyens et les gouvernants, qui fait que les élus sont toujours… mal-élus.

Après les élections de la Constituante, en 2011, l’abstention et la défiance des citoyens étaient devenues le marqueur de la transition. Prenons l’exemple de la dernière élection présidentielle, en 2019 : nous avions 7 075 566 inscrits, au 1er tour, le nombre des votants était 3 465 184, soit 48,98%. Le président Kais Saied n’a obtenu que 620 711 voix au 1er tour, soit 18,40% des votants, mais moins de 10% des inscrits… Avec ses 72,71% des votants pour le 2e tour, soit 2 777 931, il n’avait pas franchi la barre des 50% des inscrits…

Pour les élections législatives de 2019, nous retrouvons les mêmes paramètres de rejet de la part des électeurs. Le pourcentage de la participation des votants était de 41,70 % par rapport aux inscrits. Lors des législatives de 2014, la participation avait atteint les 68,36%.

Une jeune démocratie dont plus de la moitié des électeurs boudent les urnes est-elle réellement une démocratie et n’est-elle pas en danger? Ceci nous renvoie à une vieille maxime : «Un peuple mécontent est un peuple qui réfléchit.»

Ici l’abstention n’est nullement un refus de la participation citoyenne, ce serait, plutôt, un signe de la responsabilité et de la sagesse des électeurs qui refuseraient de donner leur confiance à une certaine classe politique. C’est un acte de défiance et de rejet. L’abstention électorale est un acte politique au même titre que la participation aux scrutins.

Un État tout puissant et des intrus à la démocratie

Même si certains politologues crient à l’affaiblissement de l’Etat tunisien, il ne reste pas moins qu’il a pu se réadapter depuis 3 ans et a même renforcé sa toute puissance administrative comme au temps des anciens présidents Habib Bourguiba et Zine El Abidine Ben Ali. Ainsi aucune réforme profonde de l’administration n’avait été engagée. Dix ans après le soulèvement de 2011, les Tunisiens attendent toujours la publication du nouveau code pénal et celui de procédure pénale. La gestion de l’administration centrale obéit toujours aux allégeances politiques. Bien sûr que tout État à des pouvoirs régaliens, mais des pouvoirs régis par une justice loin des tiraillements politiciens.

Un autre défi à cette jeune démocratie censée renforcer le lien social, la fragmentation sociale a accéléré sa vitesse. Ennahdha, le parti dominant, avec son attachement au consensus, joue insidieusement le contraire de ce qu’il dit. Dans les faits, il n’a créé que des clivages et des divisions au sein de communauté nationale, alors que la cohésion sociale, vecteur du volontarisme démocratique, est une exigence de premier ordre.

La démocratie n’est nullement une stratégie de prise de pouvoir, mais une conviction. Certains intrus au processus démocratique, depuis 2012, ne pensent qu’à le réduire à un vernis posé sur un pluralisme politique.

Pour utiliser un néologisme, la démocratie est «démocrativore». Elle exige tous les jours plus de démocratie. «Nous ne pourrons soigner une démocratie qu’avec plus de démocratie», disait l’ancienne Premier ministre pakistanaise Benazir Bhutto.

Les intrus de la démocratie tunisienne n’ont fait que plonger le pays dans des crises institutionnelle, politique, économique et sociale, mais ils ignorent que «leur démocratie» est devenue aussi fragile que la dictature de Ben Ali. La rue tunisienne est très amère contre cette dépossession démocratique. Elle est souvent abasourdie quand elle voit certains spectacles affligeants, notamment à l’Assemblée, qui révèlent au grand jour que c’est la loi de la jungle qui domine la scène politique. Sommes-nous condamnés à réduire la démocratie de ce pays à une phrase triviale et bien méprisante : «Cause toujours… tu m’intéresses !»

* Ancien journaliste basé en France.

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