L’écriture de la nouvelle constitution tunisienne ne doit pas se perdre dans les méandres d’un constitutionnalisme béat. Entre régime présidentiel ou régime parlementaire, le commun des mortels en Tunisie s’en moque éperdument. Ce qui compte c’est ce qui marche, à savoir le gagne- pain! Une nouvelle constitution doit répondre et sans détour aux impératifs économiques de croissance, aux aspirations du bien-être collectif, de productivité, de prospérité, de bonne gouvernance et de discipline budgétaire. Plaidoyer…
Par Moktar Lamari, Mohamed Hedi Manaï et Samir Trabelsi *
Élaborée dans l’improvisation totale, formatée par un juridisme suranné et adoptée sous la houlette de l’islam politique radical, la constitution de 2014 (C2014) a été catastrophique pour le climat d’affaires, dévastatrice pour l’investissement, destructrice pour la croissance et handicapante pour les propulseurs de la prospérité de manière générale. L’arbre se juge à ses fruits!
1- Stigmates économiques de cette constitution appauvrissante
La C2014 a été ravageuse pour le gagne-pain des citoyens. Pour preuve, la Tunisie de 2022 est bien plus pauvre, bien plus endettée et bien plus indésirable pour les investisseurs… que la Tunisie de 2011. Les chiffres ne trompent pas.
Le budget de l’État n’est plus capable de s’autofinancer, sans de doper pat la dette, et les services publics manquent de tout. Plus de la moitié des taxes collectées vont pour payer des salaires d’une bureaucratie pléthorique, inefficace et budgétivore! Un fonctionnaire sur deux est absentéiste et un fonctionnaire sur trois est payé pour rien faire.
Le PIB par habitant, et en dollar constant, a connu une contraction de l’ordre 20% entre 2010 et 2021. La paupérisation fait des ravages sociaux et les régions intérieures qui ont allumé la braise de la Révolte de 2011 sont aujourd’hui encore plus précaires et plus pénalisées.
Durant cette décennie, la dette rapportée au PIB a plus que doublé passant de 41% à quasiment 98%. La C2014 a indirectement banalisé les risques de l’endettement pour la consommation et les arrangements partisans.
Le pouvoir d’achat du citoyen lambda s’est étiolé de plus de 35% durant la décennie. Le dinar a perdu plus de 40% de sa valeur.
Les investissements (rapportés au PIB) ont été divisés par trois, passant de 26% à 8%. L’épargne a fondu, passant de 14% à moins de 4%. Les taux d’intérêt directeurs ont flambé, ils sont 4 fois plus élevés qu’au Maroc ou au Sénégal.
Le tissu industriel s’effrite au grand jour dans l’indifférence des élus et des partis. La fermeture des usines et les faillites des PME se comptent par des dizaines de milliers. La baisse de la production industrielle a été engendrée par les importations venant notamment de la Turquie et marchés informels. Des importations sauvages qui détruisent l’emploi en Tunisie.
La nouvelle constitution doit réhabiliter l’économie et redresser ses trajectoires vers des sentiers axés sur le progrès et sur le bien-être collectif. Le pouvoir d’achat doit primer sur le democratisme véhiculé par les partis et les médias liés.
2- L’économie comme enjeu constitutionnel à part entière
L’économie est la science des choix et des décisions portant sur l’affectation des ressources rares aux meilleurs des usages alternatifs. Une science moderne basée la rationalité (homo-oeconomicus) et fondée sur des idées simples et un bon sens trivial, aiguillé par l’efficience, l’efficacité et l’optimisation de l’action collective (privée ou publique), pour produire au meilleur rendement et pour permettre aux citoyens d’avoir le maximum pour leur argent (payeur de taxes) et pour leurs efforts productifs.
La C2014 a été un boulet pour tirer l’économie vers le bas. Elle a commencé par bannir le terme de l’économie dans son texte. Elle l’a utilisé qu’une seule fois dans un texte de 13 000 mots et de 149 articles.
La C2014 a semé la zizanie au sommet de l’Etat et a cultivé l’instabilité (12 gouvernements et 490 ministres en 10 ans). Elle a ruiné la confiance, castré la liberté d’entreprendre et miné les espoirs du citoyen. Le parlement est devenu un refuge pour la pègre et un abri pour les fondamentalistes de l’islam politique, ceux qui ne croient pas au sens de l´État ni à la valeur du travail.
La prochaine constitution doit redonner à l’économie ses lettres de noblesses. Elle doit réhabiliter l’économie comme véritable enjeu démocratique et levier du bien-être collectif.
Elle doit sanctuariser l’économie et la sortir des disputes partisanes, des tensions sociales et des griffes d´une corruption géneralisée. Elle doit liberer les initiatives créatrices de la prospérité et du progrès.
L’économie c’est le gagne-pain des citoyens et des citoyennes. Et la constitution ne doit pas badiner avec cela, en tolérant la casse, le gaspillage, la mauvaise gouvernance et la delinquance introduite par l’islam politique.
Les Tunisiens, leurs partis politiques et groupes de pressions doivent comprendre que les enjeux économiques sont aussi importants, sinon plus importants, que les enjeux politiques et institutionnels.
La nouvelle constitution doit être économique avant tout, et elle doit instituer la valeur du travail, faire le pari de la citoyenneté économique, notamment en matière de paiement des taxes, de valorisation du tout ce qui formel au detriment de tout ce qui est informel et contraire à l’éthique.
La prochaine constitution doit baliser les responsabilités et mettre le pays au travail pour garantir la prospérité et la croissance. Les Tunisiens et les Tunisiennes ont besoin qu’on leur dise les vraies choses et dans des termes qu’ils comprennent. Pas seulement, parce que le niveau de scolarité moyen en Tunisie est faible, ne dépasse pas la fin de l’école primaire, mais aussi parce qu´il s’agit d’une façon de plaider l’efficacité, la sensibilisation et l’imputabilité économique.
3- L’investissement comme planche de salut
Une société qui castre l’investissement est une société vouée à l’infertilité et à l’échec. Une société qui décline et qui se paupérise. Pourtant, c est ce qui se passe en Tunisie depuis la Révolte du Jasmin, en 2011.
La Banque centrale (et sa politique monétaire erratique), les gouvernments successifs (et leur malgouvernance endémique) tout comme les syndicats (et leurs irresponsabilités cycliques) sont tous responsables de la débâcle de l’investissement productif, quasiment dans tous les secteurs et régions. Tous, et chacun pour ses raisons et ses basses besognes, ont mis à mal l’investissement et tout fait pour faire fuir les investisseurs, nationaux et internationaux.
La prochaine Constitution doit traiter de l’impératif de l’investissement productif et du rôle crucial du secteur privé dans la mobilisation de l’épargne et sa canalisation pour générer la prospérité, la création d’emploi, le pouvoir d’achat…
Une société qui s’endette pour consommer (payer des salaires d’une bureaucratie improductive et pléthorique) hypothèque son avenir et commet un crime à l’égard des générations futures.
3- Le marché dans la mesure du possible, l’Etat autant que nécessaire
La constitution doit trouver les mots et les articles constitutionnels pour clarifier le rôle de l’Etat dans les sphères de la production de la richesse matérielle et le bien-être collectif. L’Etat produit le bien public et le marché les biens privés. Etat et secteur privé doivent travailler ensemble, mais chacun dans son rôle.
Pour cela, il faut plus de sagesse collective et d’intelligence sociale pour comprendre l’importance des arbitrages à faire entre le rôle du marché et celui l’État. Et pas besoin de ces pseudo-débats bidons pour tergiverser, pour noyer le poisson et pour au final maintenir le statu quo.
Une société démocratique ne peut être viable et prospère sans un marché performant, concurrentiel et axé sur le respect de la propriété privée, sur le mérite de la compétitivité et la gratification des efforts et de la productivité.
Les processus économiques ne sont qu’une succession de ruptures et de croissance par la force de la création destructrice… des technologies remplacent d’autres, pour donner des biens nouveaux et innovants, créateurs de la valeur ajoutée. On ne peut ignorer cette dynamique fondée sur l’innovantion
Une société qui bloque l’innovation, le changement et l’expérimentation est une société qui recule au lieu d’avancer. Une société qui se meurt et qui s’appauvrit.
L’investissement constitue le carburant de l’innovation et de la capacité de l’économie tunisienne à tirer son épingle du jeu de la globalisation et les risques associés.
4- Des économistes en tant que leaders transformationnels
Pour réécrire la constitution, la participation d’économistes compétents, neutres et apolitiques est requise.
Les dernières années, les plateaux de télévisions et des médias ont fait défiler des centaines d’économistes improvisés… la plupart étaient avocats, ingénieurs, médecins et hommes d’affaires qui ont pris un cours de soir, ou un cours narratif sur l’économie (genre, l’économie pour les nuls).
Il y a eu aussi dans le lot des économistes patentés, à la solde des partis (ou des médias). Ces économistes du sérail changeaient de discours comme s’ils changeaient de chemises, en fonction du vent dominant. Et beaucoup avaient perdu de leur crédibilité en bricolant des programmes économiques foireux pour les partis qui les emploient (avec des prévisions incroyables pour les taux de croissance de 7%)…
La Tunisie a vécu ces dix dernières années au rythme des campagnes électorales, des chamailleries parlementaires… et télévisées où l’économie brillait par son absence. C’est aussi cela qui a discrédité la C2014.
Oui, et sans jeu de mots, la plus belle constitution du monde ne peut donner ce qu’elle n´a pas…
Comment mobiliser les vrais économistes, une question et un défi de taille! La Tunisie a besoin de vrais économistes compétents, prolifiques en recherche et capables d’évaluer, dans des écrits jugés par les paires, des programmes et des politiques économiques, financiers, monétaires… pour recommander des ajustements rentables et faisables.
L’économie comme tout savoir s’expose à l’obsolescence, si elle ne se renouvelle pas de manière continue. La Tunisie ne peut fonctionner de façon optimale avec une pensée économique périmée, avec des économistes d’estrade qui n’ont rien publié de scientifique (facteur de citation) depuis longtemps, ou qui ont arrêté d’apprendre des nouvelles connaissances et théories économiques depuis qu’ils ont fini de soutenir leurs thèses (depuis 10, 20, 30 ans) ou mémoire de maîtrise.
C’est de vrais économistes que la Tunisie a besoin pour mieux camper les enjeux de l’économie dans sa prochaine constitution. Et dans ses plans de développement à venir! Ces économistes chevronnés peuvent écrire l’histoire en laissant des empreintes indélébiles dans la nouvelle constitution tunisienne, Avec des articles constitutionnels en bonne et due forme pour rassurer les investisseurs, pour réhabiliter l’efficience économique et sanctuariser les secteurs productifs contre la mal-gouvernance et l’incompétence.
* Les auteurs sont respectivement Ph.D, universitaire au Canada, évaluateur et consultant international, Ph.D, universitaire au Canada.
Article des mêmes auteurs dans Kapitalis:
Tunisie : Le déni de l’économie de la Constitution 2014
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