L’incident n’est pas anodin et augure de graves développements à l’avenir. Et pour cause, la pénurie de céréales qui sévit dans le pays et qui contraint de nombreux boulangers à fermer boutique risque de s’aggraver, eu égard les difficultés d’approvisionnement en ce produit nécessaire à l’alimentation provoquées par la guerre en Ukraine et la hausse des cours sur le marché international.
Par Ridha Kéfi
Hier, mardi 8 mars 2022, des citoyens de la ville de Haffouz, dans le gouvernorat de Kairouan, ont monté sur un camion qui était garé devant un point de vente en gros et pris possession d’une quantité de sacs de semoule, provoquant des bousculades et des violences.
La quantité de semoule transportée était destinée à être distribuée à un certain nombre de commerçants se trouvant dans les zones rurales proches de la ville de Haffouz.
Les unités de sécurité sont intervenues pour sécuriser la cargaison de semoule restant dans le camion, lequel a dû être mis en sécurité dans l’entrepôt municipal de la ville.
Des problèmes structurels remontant à un demi siècle
Quand on connaît les difficultés financières actuelles du gouvernement, les besoins d’importation du pays en matière de céréales et la place centrale qu’occupent les pâtes dans l’alimentation des Tunisiens en général et des masses populaires en particulier, on peut craindre l’aggravation de la pénurie de pain et la multiplication de ce genre d’incidents. Et ce ne sont pas les menaces proférées par le président de la république, Kaïs Saïed, réitérées hier soir, contre ceux qu’il appelle «les spéculateurs qui cherchent à affamer les Tunisiens», de promulguer un décret renforçant les sanctions prévues par la loi contre ces derniers, qui peuvent changer la situation, car, outre le phénomène, vieux comme le monde, de la spéculation, et qui n’affecte pas seulement ce secteur, le pays fait face à de nombreux problèmes structurels qui remontent à un demi siècle et que les décideurs politiques n’ont jamais eu le courage d’affronter en mettant en place des solutions efficaces et durables.
Parmi ces problèmes, on citera la faiblesse de la production nationale de céréales, et ce malgré la disponibilité d’importantes superficies de terres étatiques pouvant être exploitées pour le développement des grandes cultures.
On citera aussi la compensation du prix du pain, qui pénalise les finances publiques et provoque de graves déficits budgétaires, sans vraiment régler le problème de la sécurité alimentaire. Ce système, dont la réforme a été évoquée depuis au moins une vingtaine d’années – on en parlait depuis le temps de Ben Ali -, se perpétue et alimente des réseaux de spéculation que l’Etat a été jusque-là dans l’incapacité de démanteler, et ce ne sont pas les vaines gesticulations de M. Saïed qui, parions-le, y changeront aujourd’hui quelque chose. Etant donné que ces réseaux – et cela est de notoriété publique – sont adossés à une bureaucratie impuissante, inefficace voire franchement complice. Car comment justifier l’ampleur des trafics de produits subventionnés (pâtes alimentaires, sucre, médicaments…) sévissant dans les régions frontalières avec l’Algérie et la Libye ?
Pour ne rien arranger, la hausse actuelle des cours des céréales sur le marché mondial, conjuguée à la dépréciation de la valeur du dinar, la monnaie nationale, face aux devises étrangères, vient aggraver la crise. D’où les pénuries dont on commence à avoir un avant-goût et qui n’augurent rien de bon.
Des problèmes complexes, des solutions de courte vue
M. Saïed, qui cherche à rester dans sa zone de confort, en continuant à fulminer contre les réseaux de spéculation et à s’attaquer, comme Don Quichotte, contre des moulins à vent (et c’est le cas de le dire), ne semble pas être conscient de l’ampleur et de la complexité du problème, ni en mesure d’y apporter les bonnes solutions. Car il n’y a pas pire qu’un mauvais diagnostic pour retarder la guérison d’un malade ou aggraver son cas.
D’ailleurs, et par un terrible lapsus dont il n’est même pas conscient, le président de la république – qui n’est décidément pas à sa place malgré le score de 72% qui fut le sien à la dernière présidentielle –, agite déjà le spectre de la faim, et ce en fulminant contre ceux qui «veulent affamer le peuple».
Mais qui, donc, cherche à affamer le peuple ? N’est-ce pas, en dernière analyse, l’Etat lui-même qui, depuis plus de deux décennies, produit des études et préconise des solutions qu’il s’est gardé, jusque-là, par incompétence ou par clientélisme – étant lui-même au service d’une bande de «spéculateurs» –, de mettre en œuvre.
Cette façon qu’ont les autorités publiques d’éviter de faire face réellement aux problèmes et de botter en touche à chaque fois qu’ils se posent ne traduit-elle pas une volonté de ne pas régler définitivement ces problèmes, dont – à l’évidence – il se nourrit lui-même en nourrissant ses sureffectifs, à la fois incompétents et très coûteux pour les contribuables, les éternels dindons e la farce ?
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