Je viens de regarder le passage de Faten Fazaa dans l’émission d’Amine Gara qui passe tous les jeudis sur El-Hiwar Ettounsi. J’ai déjà parlé de la polémique suscitée, samedi dernier, par cet écrivain qui avait refusé de condamner les relations sexuelles hors mariage lors d’une émission radiophonique. Après sa prestation d’avant-hier à la télé, elle est de nouveau dans l’œil du cyclone. Maintenant, je tiens à en remettre une couche pour ne pas la laisser seule, noyée au milieu de cet océan de crachats. Je sais qu’elle lira ce texte et qu’elle appréciera.
Par Mohamed Sadok Lejri *
Je l’ai trouvée très courageuse dans le talk-show d’El-Hiwar, même si l’on pouvait voir de la peur dans ses yeux, même si son discours a beaucoup perdu de sa spontanéité et de sa vigueur à cause de la terrible pression dont elle est l’objet depuis plusieurs jours. Toujours est-il qu’elle a tout fait pour ne pas ployer l’échine et adapter son discours au moule très étroit du conformisme intellectuel.
La tempête de haine et de fureur qui s’est abattue sur l’écrivain Faten Fazaa prouve qu’il n’est pas facile de revendiquer la liberté sexuelle dans un pays arabo-musulman (ou qui se veut comme tel), composé majoritairement de personnes névrosées, conditionnées dès leur prime jeunesse et intellectuellement déficientes. Il n’est pas non plus facile pour des femmes comme Faten de vivre côte-à-côte avec d’autres Tunisiens à la mentalité moyenâgeuse.
La crainte de voir les femmes s’affranchir de la tutelle de la religion
A la suite de la déclaration qu’elle a faite sur les ondes de Diwan fm. la semaine dernière, un très grand nombre de Tunisiens, chauffés à blanc par les animateurs et chroniqueurs indignés par les propos de l’écrivain, sont montés au créneau pour la vouer aux gémonies. Cela dénote une chose toute simple : la crainte des conservateurs tunisiens de voir leurs compatriotes femmes s’affranchir de la tutelle de la religion et des tabous qui lui sont liés pour se frayer un chemin vers une plus grande liberté sexuelle.
En effet, les Tunisiens conservateurs redoutent comme la peste la sécularisation de la société et l’émancipation des corps et des plaisirs. Ils veulent conserver le même système de valeurs, les mêmes mœurs intimes et le monopole du contrôle de l’espace public au nom du respect de la morale et des bonnes mœurs.
Les médias, quant à eux, s’amusent à un jeu malsain avec Faten Fazaa. En effet, les gens qui se sont débarrassés du poids des traditions et libérés des corsets du conservatisme sont souvent jetés en pâture à une populace prompte à lyncher quiconque affiche des mœurs libres et différentes des siennes.
Nos médias prennent un malin plaisir à transformer en bêtes de foire les Tunisiens qui s’inscrivent en faux contre la doxa dominante, les conventions sociales, mais aussi et surtout contre les tabous et les interdits religieux. Avec un cynisme dont ils sont coutumiers, nos médias n’hésitent pas à offrir en spectacle ceux en qui ils décèlent des velléités de rompre avec le conformisme ambiant.
Une écrivaine courageuse face à une société bigote
Depuis plusieurs jours, Faten Fazaa défie, seule, toute une société bigote, ignare, réac’, qui cultive l’amour des chaînes au nom de l’islam, de la morale et des bonnes mœurs. Elle a sciemment provoqué une rupture entre la société tunisienne, laquelle n’arrive toujours pas à se débarrasser des croyances et des dogmes hérités de plusieurs siècles de décadence, et elle-même. Cet écrivain lutte avec bravoure contre la pudibonderie, la bondieuserie, l’intolérance et la censure morale et religieuse.
Elle est «burnée» plus que tous les Tunisiens réunis. Ceux et surtout celles qui n’ont pas le millième de son courage gagneraient à cesser de braire que «Faten Fazaa aurait dû choisir un autre moyen pour exprimer sa pensée». D’ailleurs, la réaction des femmes qui étaient présentes sur le plateau de l’émission d’hier est décevante. Pourtant, elles n’avaient pas l’air d’être en total désaccord avec le point de vue de Faten. Et, en dépit de cela, elles se sont quasiment désolidarisées d’elle, probablement par peur de l’opinion publique et pour ne pas compromettre la suite de leur carrière.
Zied El Mekki dégoulinant de morale religieuse
Je n’ai pas regardé l’émission d’Amine Gara dans son intégralité, mais, selon les deux vidéos que je viens de visionner sur Facebook, elle a atteint un niveau de tension assez élevé lorsque le jeune chroniqueur Zied El Mekki, en proie à des spasmes et des convulsions énergiques, s’est érigé en défenseur de la morale religieuse et de la notion de «sîtr».
En effet, il s’est livré à des accusations inquisitrices et a tenu un discours dégoulinant de morale religieuse et de toutes sortes de mièvreries dont raffole la populace : «N’y a-t-il plus de limites dans ce pays? Ne sommes-nous une société arabo-musulmane ?» scandait-il tout ému. D’aucuns l’accusent d’hypocrisie et d’être schizophrène, à commencer par Faten Fazaa elle-même. Je ne suis pas d’accord avec eux sur ce point. Je suis certain qu’il était sincère et qu’il croyait en ce qu’il disait.
Le discours de Zied El Mekki reflète une culture à laquelle adhère la majorité des Tunisiens, notamment les gens dépourvus de culture générale. C’est un discours qui invoque les préceptes islamiques et qui se fait à coups d’axiomes, à coups d’arguments d’autorité, pour intimider les esprits subversifs. La psychologie de ceux qui tiennent de tels propos n’est pas difficile à comprendre et leur discours ne dénote pas forcément une hypocrisie.
En fait, le message que les Tunisiens conservateurs tentent de faire passer à travers leur refus de voir des femmes comme Faten Fazaa s’exprimer librement dans les médias est le suivant : libre à toi, femme dévergondée, de commettre le péché et de refuser d’obéir à la loi de Dieu, mais évite de donner un coup de pied dans la fourmilière et de «rentrer dans le lard» de la doxa, de l’orthopraxie et du système de valeurs sur lequel se fonde notre société arabo-musulmane. Pour faire court, vis ta vie comme tu l’entends et boucle-la. N’encourage pas les autres femmes à faire comme toi.
Pour les gens qui partagent le point de vue de Zied El Mekki, ceux qui osent briser les tabous liés au sexe et à l’islam, ceux qui refusent de se plier à certains vieux diktats tout en s’inscrivant dans une logique revendicatrice, doivent absolument y laisser des plumes pour que d’autres personnes ne soient pas tentées de marcher sur leurs traces.
Un héritage fait d’archaïsmes, d’interdits et de tabous
Ainsi, il ne s’agit pas vraiment d’hypocrisie, et encore moins de schizophrénie. Pour ces gens-là, les idées subversives ne doivent pas être exprimées ouvertement et sans le moindre complexe. Et ceux qui osent doivent assumer par la suite.
L’intervention tumultueuse de Zied El Mekki a le mérite de mettre en relief la mentalité des Tunisiens qui détestent Faten Fazaa. Il en est résulté un choc frontal entre deux visions du monde totalement antagonistes et inconciliables. Ces confrontations ne sont pas dépourvues de violence, mais elles permettent de crever l’abcès. Le problème, c’est que dans ce genre de débats qui soulèvent les passions les plus violentes, les progressistes partent avec un sérieux handicap. En effet, il n’est guère évident pour eux de révéler au grand public ce qu’ils pensent réellement de la religion et de pans entiers de notre héritage culturel séculaire, lequel héritage contient une multitude d’archaïsmes, d’interdits et de tabous. Ils se perdent alors en justifications et s’embarrassent de prudentes circonlocutions.
Il n’en reste pas moins que la provocation des conservateurs et le choc des consciences participent à la transformation de la société. C’est un passage obligé si l’on veut sortir du vieux dispositif qui sanctifie la morale religieuse et les bonnes mœurs et qui s’appuie sur la répression sexuelle. Seul un électrochoc désinhibiteur affaiblira les tabous religieux et sexuels.
Il faut résister aux assauts et aux menaces et intimidations des prudes, des bondieusards et des prêtres de la doxa. C’est le seul moyen d’en finir avec la censure morale et religieuse et avec les inhibitions qui leur sont liées d’une manière consubstantielle et qui sont à l’origine de tant de névroses en terre d’islam…
Faten Fazaa a le rare privilège des femmes libres qui ne se soucient pas des préjugés, du qu’en-dira-t-on et de toutes les aliénations qui embrigadent l’esprit des autres femmes. Et c’est précisément ce qui fait peur aux conservateurs.
Enfin une femme libre, courageuse, belle et rebelle !
* Universitaire.
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