Deux ministres importants au gouvernement tunisien et le gouverneur de la Banque centrale sont en route vers Washington pour participer aux Rencontres du Printemps du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale (BM). Pas seulement, le plus important est ailleurs! Ils doivent négocier et obtenir un nouvel accord avec le FMI. Mission difficile, mais pas impossible…
Par Moktar Lamari, Ph.D *
Sur les 4 G$ (milliards $US) demandés par la Tunisie au FMI, les critères usuels d’accès au financement du fonds autorisent seulement un montant maximal variant de 1,7G$ à 2 G$. Autrement, la Tunisie doit officiellement demander au FMI le privilège d’une procédure d’accès exceptionnel (Exceptional access framework). Cette procédure extrêmement exigeante en diktats, très contrôlante et politiquement intrusive pour la Tunisie, berceau et seul survivant du Printemps arabe. Un trade-off risqué et aux coûts politiques incommensurables pour Kaïs Saïed, un président ayant monopolisé tous les pouvoirs entre les mains. Proxys, risques et scénario, allumez vos calculatrice!
Les critères et méthodes de calcul des quanta de prêts du FMI ne sont pas suffisamment connus par les experts, économistes et médias en Tunisie. Et cela n’aide pas le gouvernement à bien développer ses argumentaires et ne permet pas à l’opinion publique de comprendre les vrais enjeux et risques liés.
Loin du compte… pas plus que 2 G$!
Mais avant d’expliquer les méthodes de calcul quanta accessibles auprès du FMI, il importe de souligner qu’un prochain programme suppose 3 postulats préalables:
- une entente consensuelle et rapide au sujet des réformes requises par le FMI en Tunisie :
- un début de restructuration d’une dette jugée insoutenable;
- l’adoption consensuelle de tous les diktats, orientations et recommandations dévoilés par le FMI dans ses divers récents rapports au sujet de la Tunisie.
Dans ce cas, le premier scénario de financement s’appuie sur les règles d’usage régissant les méthodes d’accès normal. Dans ce cas, le FMI ne peut prêter à la Tunisie qu’un maximum de 2G$. Avec un plafond de 1 G$ par an.
Avec un taux d’intérêt qui frôlera 3%, si on anticipe l’augmentation des taux directeurs par les banques centrales dans les principaux pays actionnaires du FMI (États-Unis d’Amérique, Japon, Allemagne, etc.). L’argent a un coût d’opportunité, un coût politique et les robinets de l’argent facile tarissent progressivement.
Deux G$, ce n’est pas assez, au regard des besoins. La Tunisie a un monstrueux trou budgétaire (2022) équivalent à 7 milliards de $US.
On sait que le gouvernement tunisien s’est engagé dans les discussions avec le FMI, espérant décrocher un nouveau un prêt de 4 G$. Soit presque le double de ce qu’il est permis d’obtenir par les normes régissant l’accès normal aux financements du FMI.
Le quantum de 4 G$ a été sollicité aussi bien par le gouvernement Mechichi (2021) que par l’actuel gouvernement Bouden.
Sans l’obtention d’un accord avec le FMI, la Tunisie ne pourra pas se financer auprès d’autres bailleurs de fonds sur le marché international ou auprès des bailleurs de fonds bilatéraux ou multilatéraux. Et pour cause, la Tunisie a une dette insoutenable, avec une gouvernance instable et réfractaire aux réformes économiques. Le tout se conjugue avec des appréciations très négatives de la part des agences de notation. Celles-ci ont dégradé la cote de crédit de la Tunisie une dizaine de fois depuis 2011.
La Tunisie a obtenu la notation C, une zone réservée aux pays désormais insolvables, ayant une dette spéculative. Le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie a obtenu recemment la note C-. La pire note du classement.
Critères, quota et quanta
Quatre critères font que les prêts du FMI ne se font pas bar ouvert, n’importe quand, n’importe comment et au bénéfice de n’importe qui.
1- Premier critère concerne les quotas que détiennent les pays actionnaires au FMI. La Tunisie a une quote-part de 545 millions de DTS (droits de tirage spéciaux), soit quelque 750 millions $US. En comparaison, l’Algérie dispose de 1960 millions de DTS, soit presque quatre fois la quote-part de la Tunisie. Le Maroc presque le double. Chaque pays a sa quote-part et stratégie pour composer avec le FMI.
Le FMI considère cette quote-part comme un référentiel pour toutes les interactions et programmes de soutien aux pays concernés. Plus importante est la quote-part, plus haut sera le niveau de financement accessible auprès du FMI.
Merci la Tunisie de Bourguiba qui a engagé cet investissement dès 1958, juste après la création du dinar et le retrait du pays du système de la Zone-Franc, imposé par la France à ses colonies après leur indépendance.
2- Le deuxième critère plafonne les prêts du FMI aux pays membres à 145 % de leur quote-part, par an. Cela fera quasiment un plafond de 1G$ par an, pour la Tunisie. C’est quasiment le montant annuel maximum observé dans les derniers emprunts à la Tunisie.
3- Le troisième critère plafonne le montant global que peut octroyer le FMI à 435 % du quota du pays concerné. Soit presque un total de 3,3 G$, pour un nouveau programme qui répond aux réformes exigées par le FMI.
4- Mais, ultimement, le quantum final tient compte du plafond ainsi obtenu dans le 3e critère, après déduction des montants à rembourser par le pays au FMI, durant la période de programme convenu. Or, comme indiqué dans le tableau suivant, les montants à rembourser par la Tunisie au FMI varient entre 1,3G$ (2022, 2023, 2024) et 1,6 G$ (2023, 2024, 2025). Le choix de l’un ou l’autre de ces deux quantum dépendra de l’horizon temporel à convenir pour le nouveau programme Tunisie-FMI.
Deux proxys sont utilisés pour anticiper les scénarios dans le cadre de la procédure d’accès ordinaire:
Scénario A : (3,3 -1,3) milliards de $US= 2 G$, si le nouveau programme avec le FMI couvrait les trois années de 2022, 2023, 2024.
Scénario B : (3,3-1,6) milliards de $US= 1,7 G$, si le nouveau programme avec le FMI couvrait les trois années de 2023, 2024, 2025.
Actuellement, la Tunisie doit 2G$, soit deux fois sa quote-part, alors que sa dette est déjà jugée insoutenable, par le FMI.
Pour résumer, les critères actuellement en vigueur au sein du FMI, la Tunisie ne peut obtenir qu’un montant qui plafonnerait à 2 G$, sur un total de 4 G$ demandés auprès du FMI. Avec un plafond de 1 G$ par an.
C’est loin du compte et ce n’est pas assez! La Tunisie doit formuler une demande officielle au FMI pour bénéficier du régime des mesures exceptionnelles.
Régime d’accès exceptionnel
La procédure exceptionnelle porte pleinement son nom. Elle s’applique aux pays ayant de graves problèmes économiques, financiers et politiques, cumulant plusieurs défaillances:
1) pays ayant une dette insoutenable par les budgets de l’État;
2) pays ayant des besoins de financement disproportionnés, au vu de leur quote-part;
3) pays n’ayant pas honoré ses promesses en réformes économiques promises au FMI;
4) pays ayant des institutions dysfonctionnelles, des gouvernements instables, une gouvernance déficiente;
5) pays où les risques d’effondrement de l’État ou des services publics peuvent générer des externalités négatives dévastatrices, pouvant déborder vers les pays voisins et menaçant l’écosystème géopolitique et les partenaires socio-économiques.
La Tunisie actuelle coche quasiment toutes les cases de ces défaillances. Elle pourrait passer par ce régime de mesures exceptionnelles, si les discussions Tunisie-FMI débouchaient sur une entente sur les réformes et les rigueurs liées. Et si les officiels tunisiens arrivent à bien argumenter et à convaincre de la qualité, de la planification et de la mise en œuvre des réformes.
La procédure exceptionnelle a été récemment appliquée pour l’Argentine, pays très endetté, aussi très indiscipliné dans sa gestion budgétaire, n’ayant pas honoré ses engagements envers ses prêteurs internationaux.
Les membres clefs du FMI, à savoir les États-Unis, l’Allemagne et le Japon, ont exprimé, il y a deux semaines, leurs inquiétudes face aux financements du FMI par la procédure exceptionnelle dans le contexte de pays ayant une dette insoutenable et incapable d’accéder normalement aux financements des marchés privés.
Les membres clefs du FMI décident par consensus, au sujet de ces financements exceptionnels. L’Argentine a bénéficié, en 2018, d’un programme FMI, dix fois sa quote-part.
Cinq critères requièrent analyse et argumentation de la part des gouvernements qui doivent passer par la procédure exceptionnelle.
1) Énormes besoins de financement. Le pays bénéficiaire doit démontrer l’ampleur de ses besoins en prêts et financements extérieurs. En Tunisie, les besoins de financement extérieurs sont énormes, non seulement au niveau budgétaire (déficit primaire de 8% au regard du PIB), mais aussi au niveau de la balance de paiement.
Grâce aux transferts d’argent de sa population expatriéeet émigrée, la Tunisie dispose d’une mince marge de manœuvre rendue possible par la disponibilité d’une réserve de devises couvrant l’importation pour 3 mois (130 jours). Mais, le pays commence à manquer de médicaments et de produits alimentaires. La guerre en Ukraine, le retour de l’inflation et la flambée des cours des matières premières risquent de gruger ces réserves en un rien de temps.
2) Dette insoutenable. Avec une dette publique qui frôle les 112% (État et sociétés d’État), et avec une croissance quasiment nulle sur une décennie, l’insoutenabilité de la dette tunisienne est irréfutable. Et cela ne changera pas avec les modestes taux de croissance prévus (2,5%), les déficits de la balance commerciale et les déficits budgétaires grandissants. Le FMI recommande des réformes fiscales et des efforts de restructuration pour rétablir la soutenabilité de la dette et créer de la marge de manœuvre fiscale.
3) Inaccessibilité aux marchés financiers. La Tunisie n’arrive plus à accéder aux marchés et bailleurs de fonds, pour honorer ses engagements de remboursements. L’inaccessibilité est rendue plus complexe et plus coûteuse, suite aux dégradations successives de la notation émanant des agences de notation (Fitch, Moody’s, etc.).
La Tunisie fait face à des taux d’intérêt dépassant les 14%. Avec un tel taux, elle remboursera le double du prêt contracté en seulement cinq ans et demi…Énorme, pour une économie en détresse et dont la compétitivité qui a périclité dramatiquement depuis 2011.
4) Appropriation. Le régime d’accès exceptionnel est exigeant en matière d’engagement politique. Généralement, le FMI exige que le parlement approuve les engagements convenus, avant que les ententes arrivent sur la table de son Executive Board (conseil d’administration). Le pays doit faire la démonstration, hors de tous doutes, qu’il est en mesure de mettre en œuvre les engagements et réformes convenus. Cette clause reste préoccupante dans le contexte politique actuel en Tunisie.
5) Gouvernance. Le régime d’accès exceptionnel implique directement le conseil d’administration du FMI, et ce dans les différentes étapes des négociations et décisions de dépenses publiques en Tunisie, durant la période du prêt.
Cette implication systématique se base sur des briefings informels et strictement confidentiels.
Des notes confidentielles (top-secret) seront produites par les experts du FMI pour leurs directeurs du conseil d’administration au sujet de la gestion du prêt et la mise en œuvre des réformes convenues.
Des considérations politiques exogènes au pays seront ainsi imposées par cette démarche exceptionnelle. Ces considérations seront discrétionnaires, contingentes et souvent frappées par le seau de la confidentialité.
Le FMI exige dans ce cas un accès total à toutes les données statistiques tunisiennes, de manière directe, de manière inconditionnelle et probablement bien avant les opérateurs et chercheurs tunisiens.
Le FMI serait omniprésent dans tous les rouages décisionnels. Il procurera aussi l’expertise, les compétences, les orientations et les instruments de gestion : revue, évaluation continue, audits, tableaux de bord… Les revues de programme seront menées par le FMI et de manière très fréquente pour bien suivre les progrès dans l’état d’avancement (une fois par trimestre pour le cas de l’Argentine).
L’Argentine est passée récemment par cette procédure avec succès, notamment parce que l’opposition politique et les syndicats des travailleurs du pays sont plus compréhensifs envers les milieux d’affaires (business friendly), ce qui n’est pas le cas en Tunisie.
Mais, le grand défi de la Tunisie est lié au dysfonctionnement institutionnel : sans parlement, sans véritable constitution, et sans véritable boussole économique.
Et dans tous les cas, le FMI va rester dans son rôle, imposant la discipline budgétaire, la flexibilisation du taux de change (dévaluation du dinar), la privation des sociétés d’État, la vérité des prix (réduction des subventions), la majoration du taux d’intérêt directeur avec ciblage de l’inflation… Le FMI n’a pas vocation à relancer l’économie, à renforcer l’investissement ou la croissance.
Une thérapie de choc à l’horizon, une démarche économique ultra-orthodoxe Patate chaude pour Kaïs Saïed, un président monopolisant tous les pouvoirs! À prendre ou à laisser…
* Universitaire au Canada.
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