Quiconque avait vécu longtemps à Paris, garderait dans sa mémoire «son petit Paris à lui»… Une trace indélébile qui ne s’effacera jamais.**
Par Helal Jelali *
Le philosophe roumain Emil Cioran aurait dit «Paris est la plus belle ville au monde pour rater sa vie».
Depuis le XIXe siècle, la ville joue avec les marées de l’effervescence et du repli… Souvent frondeuse – les rois de France détestaient Paris et Louis XIV ne s’était rendu à la ville que 24 fois –. Il lui arrive aussi de s’endormir, de «se provincialiser».
Nous sommes des centaines de milliers de Tunisiens qui avaient connu le Paris après Mai 68. Et pour la petite histoire, le tract qui avait enflammé les universités françaises, à l’époque, a été rédigé par un jeune étudiant tunisien, Mustapha Khayati, du groupe des Situationnistes dont les leaders était le Français Guy Debord et le belge Raoul Vaneigem. Le titre de ce tract: «Misère en milieu étudiant» et sera, plus tard, édité au Champ Libre.
Capitale de la gauche mondiale
Ce Paris gauchiste qui avait survécu jusqu’à l’élection de Valéry Giscard d’Estaing en 1974 avait fait de cette ville la capitale du monde, avec ses réfugiés du monde arabe, des dictatures de l’Amérique Latine – Chiliens et Argentins – de l’Afrique qui dénonçaient la gabegie des dictateurs subsahariens…
Notre ville était aussi la capitale du monde arabe. La grande bourgoisie égyptienne et saoudienne préfèrait s’habiller avenue Montaigne chez YSL ou Dior et la classe moyenne algérienne dans les petits magazins de la rue de Rivoli.
Les hebdomadaires : Kol Al Arab, Al Yom Assabaa, Al Forsane, les quotidiens Acharaq Al Awsat et Al Hayat avaient démarré à Paris avant de s’installer à Londres.
Les poète palestinien Mahmoud Darwich et le marocain Abdellatif Laabi avaient choisi le refuge parisien, sans oublier le Marocain Abdelkebir Khatibi, l’ami de Sartre et Beauvoir, et les poètes tunisiens Tahar Bekri et Abdelwahab Meddeb.
Mais ce qui avait fait le charme de cette ville, ce sont les bohémiens du quartier Latin et leurs séniors amateurs de jazz, qui avaient comme résidence secondaire St Germain des Prés.
Cette ville ne livrait ses secrets qu’après minuit, que ce soit au Rosebud, rue de L’ambre, le bar préfèré de Marguerite Duras à Montparnasse, ou dans un «tripot» à Barbès. La brasserie Select était pour Gabriel Garcia Marquez et la belle Assia Djebbar un domicile.
C’est à cette heure tardive qu’on pouvait écouter les confidences d’un Premier ministre dépressif parce que largué violemment par son président. C’est à cette heure-là que vous risquez d’être invité par une petite princesse de la Monarchie britannique pour danser dans une brasserie belge de la rue Daunou… Alors que sa Rolls Royce bloquait la circulation…
«Pourquoi les Français ne draguent-ils pas les Asiatiques?»
Inoubliable, cette Japonaise, habillée de haut en bas en Hermès avec le foulard, le chemisier, la jupe et bien sûr le sac, sans oublier les mocassins de la même maison – 20 fois le salaire d’un cadre parisien – qui demanda, dans un night-club, à un jeune : «Pourquoi les Français ne draguent-ils pas les femmes asiatiques?». «Mais vous êtes très intimidantes Madame», répondit le jeune homme.
Et ce diplomate retraité qui avait passé 30 ans avec Nasser, Bourguiba, Boumediene et Saddam.Hussein. Et qui vous dessine, pendant des nuits entières, les petits détails et les nuances des relations internationales.
Il n’y avait qu’à Paris que lorsqu’au Montana, en écoutant un morceau de jazz et que vous évoquiez l’écrivain russe Tourgueniev, un vieux monsieur vous interpelle et vous dit : «Je suis son arrière-arrière petit neveu.» Et à 3 heures du matin, il vous invite chez lui pour vous montrer quelques lettres de son aïeul…
Trois heures du matin, c’est l’heure à laquelle l’écrivain francophone Albert Cossery quittait, presque tous les soirs, le bar et jazz club du Montana, rue St Benoît à St Germain des Prés, pour rejoindre sa petite chambre d’hôtel, qu’il avait occupé pendant 40 ans.
Après la mixité, la fragmentation sociale
De cette mixité sociale, héritée du mouvement hippie et de Mai 68 qui avait illuminé Paris, dans les années 1960-1970, une vieille parisienne dira : «Même en rêve, la génération d’aujourd’hui ne connaîtra jamais ce Paris-là».
Il y avait même des restaurants anarchistes commeLe temps des cerises aux Buttes aux Cailles, place d’Italie, où vous payez ce que vous voulez…
Depuis une vingtaine d’années, la classe moyenne et les étudiants avaient déserté la ville dont les loyers ont fortement augmenté.
La fragmentation sociale a balayé les «bohémiens» que chantait Charles Aznavour et les politiquement «incorrects».
L’intelligentsia frondeuse et révoltée à totalement disparu. Aujourd’hui, notre élite ne pense qu’à occuper le vestibule du pouvoir.
Paris est devenu la ville des gens très très riches. Tout est dans l’immobilier. En fin des soirées, on ne parle que du prix de la pierre et des taux d’intérêt des crédits.
L’obsession de l’ascension sociale rappelle ce Paris «rapace» de l’époque de Napoléon III.
Paris est-elle devenue un belle «nécropole»… La belle endormie avait connu, à plusieurs reprises dans son histoire, ce repli, ce petit calme des villes de province.
Un sondage réalisé l’année dernière à révélé que 82% des Parisiens déclarent vouloir quitter la capitale, selon la dernière étude du site de recrutement Cadremploi, sur 2068 personnes sondées, un tiers cherche déjà activement.
Que c’est triste Paris ?
Que c’est triste Paris, mais point de nostalgie, surtout quand on pense à l’écrivain Jean Giraudoux qui nous a gratifié de son amour pour cette ville : «A paris, j’ai sous les yeux les cinq mille hectares du monde où il a été le plus pensé, le plus parlé, et le plus écrit».
* Ancien journaliste basé à Paris.
** Le titre fait allusion à celui du livre du romancier américain Ernest Hemingway « Paris est une fête ».
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