Noureddine Taboubi, secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), a déclaré : «Tous les pouvoir successifs ont essayé d’apprivoiser l’organisation syndicale mais ils n’y sont jamais parvenus.» Au-delà du contexte dans lequel elle a été été faite, celui d’une confrontation ouverte avec le pouvoir actuel incarné par le président de la république Kaïs Saïed, cette déclaration ne résiste pas à l’épreuve des faits historiques. Explications…
Par Ridha Kefi
Cette déclaration a été faite, mercredi 1er juin 2022, lors d’un colloque auquel ont participé des experts en droit constitutionnel et qui était consacré à l’élaboration du projet de l’UGTT sur la réforme du système électoral, deux sujets qui ne sont pas censés faire partie des missions et des centres d’intérêt de l’organisation syndicale, qui continue ainsi d’outrepasser sa mission syndicale pour jouer un rôle central sur la scène politique.
Cela ne semble pas déranger outre mesure les dirigeants des partis de l’opposition et les représentants de la soi-disant «élite» intellectuelle du pays qui cherchent tous à être adoubés par la puissante organisation syndicale. Un coup de pouce de l’UGTT pourrait, il est vrai, être utile pour les faire accéder à un poste ou pour garder celui qu’ils occupent. Appelez cela comme vous le voulez : realpolitik, lâcheté ou opportunisme.
UGTT – Pouvoir exécutif : une si longue cohabitation
Tout en affirmant que l’UGTT est prise pour cible par l’autorité politique et en dénonçant l’accaparement de tous les pouvoirs par le chef de l’Etat, M. Taboubi a déclaré lors de son allocution de mercredi : «Il n’est pas étonnant de la part du pouvoir exécutif qu’il prenne pour cible le syndicat, qui a toujours été pris pour cible par les pouvoirs successifs, lesquels ont essayé de l’apprivoiser et n’y sont jamais parvenus.»
Sans rappeler les différentes phases historiques au cours de laquelle la tentative de l’UGTT de jouer un rôle politique de premier ordre a poussé le pouvoir central à réagir violemment, notamment en embastillant ses dirigeants, en les poursuivant en justice ou en les remplaçant par des dirigeants syndicaux plus portés sur le dialogue avec le gouvernement, on doit toutefois rappeler à M. Taboubi, dont la mémoire est décidément trop oublieuse ou sélective, qu’il y a eu des phases de l’histoire de notre pays où l’UGTT a été l’un des principaux leviers du pouvoir politique.
Ce fut le cas notamment sous le règne de Ben Ali au cours duquel la centrale syndicale était entièrement soumise au pouvoir central et était rarement consultée lorsque le gouvernement prenait des décisions socio-économiques dont les conséquences sur les travailleurs allaient être importantes.
Dans les années 1990, par exemple, le pouvoir a privatisé de nombreuses entreprises publiques, sans que l’UGTT ne lève le petit doigt et ne trouve rien à y redire. Le mouvement déclenché par le Plan d’ajustement structurel (PAS) convenu avec le Fonds monétaire internationale (FMI) a concerné entre le 31 décembre 1987 et le 15 octobre 2005, 194 entreprises, dont six cimenteries qui sont aujourd’hui prospères et payent des taxes à l’Etat.
Selon une étude, quelque 99 entreprises de services ont été cédées au privées durant la période indiquée, rapportant 1.332 millions de dinars tunisiens (MDT), soit 53,6% du total des privatisations; 41 entreprises du secteur du tourisme et de l’artisanat cédées pour 282 MDT (11,3%) et 5 entreprises de services financiers pour 113 MDT.
Où était l’UGTT à l’époque? Pourquoi n’a-t-elle pas opposé ses fameuses «lignes rouges», ni aux privatisations ni aux différents accords signés par le gouvernement, notamment avec l’Union européenne, et qui allaient se traduire par une grande vague de libéralisation de l’économie ?
Nous avons notre idée sur la question car nous avions accompagné, en tant que journaliste, tout ce mouvement et en avons rendu compte à l’opinion publique. Nous avons rendu compte aussi de la cession aux privés des entreprises qui appartenaient à l’UGTT elle-même, comme les assurances Al-Ittihad ou encore l’hôtel Amilcar, à Carthage.
Pourquoi donc l’UGTT s’accorde-t-elle des droits qu’elle dénie au gouvernement, alors qu’elle sait pertinemment, pour en avoir fait l’expérience elle-même, que les entreprises cédées aux privées étaient généralement des canards boiteux qui perdaient beaucoup d’argent et qui, une fois cédées aux privés, commencent à en gagner et à en faire gagner à ses actionnaires et à ses employés, ainsi qu’à l’Etat sous forme de redevances fiscales ?
Quand l’UGTT préférait la carotte au bâton
En fait, et contrairement aux affirmations de M. Taboubi, Ben Ali a bel et bien réussi à apprivoiser l’UGTT et à la mettre au service de son pouvoir exclusif. Et il y a réussi en recourant à la politique de la carotte et du bâton. Et si cette politique a réussi, c’est parce que la plupart des dirigeants de la centrale syndicale étaient gourmands et avaient un goût prononcé pour la carotte. Car tout en étant un méchant dictateur, capable de sévir contre ses opposants, Ben Ali savait être généreux avec ceux qui courbent l’échine et mangent dans sa main. Et les dirigeants syndicaux ont tous, ou presque, mangé dans sa main.
D’ailleurs, beaucoup d’entre eux ont bénéficié des largesses sonnantes et trébuchantes du pouvoir, comme les anciens membres du bureau exécutif qui ont construit des villas au quartier huppé des Jardins de Carthage, au nord de Tunis. Inutile de rappeler ici qu’ils n’en avaient pas les moyens et s’ils sont parvenus à construire des villas dans ce quartier où le mètre carré atteignait à l’époque des cimes, c’est parce que les terrains leur étaient cédés à des prix symboliques et sur instructions spéciales de Ben Ali en personne. Et que des prêts bancaires leur étaient aussi accordés, toujours sur instructions spéciales…
Si nous écrivons cela, ce n’est pas pour justifier cette manière despotique à laquelle recourait l’ancien président pour faire soumettre le pays entier à son pouvoir sans partage, mais pour rafraîchir la mémoire des dirigeants syndicaux qui veulent aujourd’hui réécrire l’Histoire à leur manière et s’y attribuer mensongèrement le beau rôle.
Non, M. Taboubi, contrairement à ce que vous prétendez aujourd’hui, votre organisation a toujours été au cœur du système politique en place en Tunisie et y a joué un rôle de faire-valoir utile qui rapportait à ses dirigeants, sur le dos des simples adhérents, quelques prébendes.
Nous voudrions aussi rappeler à M. Taboubi et à ses comparses, qui ont tripatouillé le règlement intérieur de l’organisation pour y supprimer la limitation des mandats et s’éterniser ainsi eux-mêmes à la tête de l’organisation, faisant fi de toutes les règles démocratiques, qu’ils n’ont pas de leçons de démocratie à donner à personne, et sûrement pas à Kaïs Saïed. Car, contrairement à la plupart de ses opposants, qui sont impliqués jusqu’au cou dans des affaires de corruption, y compris certains dirigeants de l’UGTT, le président de la république n’a rien à se reprocher de ce côté-là, même si nous avons beaucoup de griefs à lui reprocher, que nous avons d’ailleurs exprimés sur ces mêmes colonnes
Le monde d’hier doit disparaître pour que renaisse la Tunisie
Par ailleurs, on ne peut sérieusement accuser Kaïs Saïed de despotisme, même si certaines de ses décisions ne respectent pas les normes internationales de la démocratie. La Tunisie n’étant ni les Etats-Unis, ni la Grande-Bretagne, ni même l’Italie ou la Grèce, des pays qui nous sont géographiquement et culturellement plus proches, elle peut cheminer, à sa manière et selon ses spécificités, vers une démocratie réelle et pérenne, et non vers une pseudo-démocratie de pur apparat destinée à plaire aux bailleurs de fonds et aux donneurs d’ordres internationaux.
Dans ce cheminement, qui peut être cahoteux, la réforme du système politique, la lutte contre la corruption et l’assainissement des rouages d’une économie à bout de souffle et en fin de cycle sont des éléments déterminants.
Aussi, et contrairement à ce que pensent beaucoup de représentants de l’élite intellectuelle et politique, qui sont souvent carpette et font des courbettes à M. Taboubi, nous pensons que l’UGTT, dans sa composition et son esprit actuels, appartient au vieux monde d’où la Tunisie doit sortir au plus vite pour espérer renaître et se relancer.
Cette organisation qui, par ses surenchères politiques et ses grèves générales, est en partie responsable de la banqueroute actuelle du pays, n’a aucune légitimité aujourd’hui pour dicter leur avenir à nos enfants et petits-enfants.
A bon entendeur salut !
Donnez votre avis