Face à l’exacerbation de la crise économique mondiale, les simples décisions de hausses violentes des taux d’intérêts dans certains pays africains, dont la Tunisie, ne serviront en définitive qu’à diminuer la demande en augmentant le coût de la monnaie et du crédit, les conduisant plus rapidement vers la récession économique.
Par Yahya Ould Amar *
Une vague de protestations contre la cherté du coût de la vie traverse le monde. Les pays africains, fortement fragilisés par la crise de la Covid-19, vivent une hausse de l’inflation sans précédent. Le risque d’instabilité et de chaos n’y a jamais été aussi élevé. Derrière les inquiétudes relatives à cette hausse rapide et violente des prix, se situent deux préoccupations majeures, l’une sur leurs niveaux de stabilisation et l’autre sur la sécurité alimentaire et la gestion du risque social dans chaque pays africain.
La crise de la Covid-19 a montré aux Africains les insuffisances de la coopération internationale et les dangers de la dépendance vis-à-vis de l’extérieur, en particulier pour les approvisionnements, les aides ou les financements.
Ils savent que la viabilité et l’efficacité de la prévention et de la gestion de crises en Afrique reposent essentiellement sur les moyens financiers disponibles et sur les équilibres économiques et budgétaires, notamment sur les recettes d’exportation des matières premières.
Ces matières premières constituent également une bonne couverture pour la protection contre l’inflation.
Certes, l’une des missions de la gouvernance publique est d’anticiper les solutions optimales aux risques extrêmes sur l’économie réelle. Mais dans le contexte actuel de tensions géopolitiques et de perspectives économiques dégradées, il est compliqué de prévoir avec un degré de certitude suffisant le niveau que pourra atteindre l’inflation et durant combien de temps elle se poursuivra, ce qui rend les décisions de politiques budgétaire et monétaire particulièrement épineuses.
Tensions conjoncturelles et lames de fond
Les causes de l’inflation actuelle sont les dépenses budgétaires excessives liées à la crise de la Covid-19, à la chute de la production et aux tensions sur les chaînes d’approvisionnement mondiales.
Pour l’alimentation, l’accroissement de la population mondiale et les dérèglements climatiques ont accentué les pressions sur les prix. C’est la lame de fond.
Quant à l’écume, c’est le conflit russo-ukrainien avec les surréactions des marchés qui sont en train de se résorber progressivement.
Il est souvent dérangeant d’entendre des responsables politiques occidentaux parler des impacts de l’inflation en Afrique alors que ces impacts résultent en partie de leurs décisions de sanctions ou d’exclusion du deuxième exportateur mondiale de pétrole avec une production journalière de plus de 10 millions de barils.
Les Etats-Unis, premier producteur mondial de pétrole (18 millions de barils par jour) ont privilégié la logique des sanctions au détriment de la négociation prônée par les Européens. Pour rappel, ces derniers sont les principaux soutiens financiers de l’Afrique, avec un stock d’investissements directs étrangers sur le continent de plus de cinq fois ceux des États-Unis et de la Chine. Ils payent aujourd’hui le prix le plus lourd de cette crise.
L’économie européenne se trouve piégée dans une inflation importée sur les prix de l’énergie (leur part de variation est d’environ 4% dans l’indice des prix), avec certains pays très endettés et fragilisés comme l’Italie, l’Espagne et le Portugal.
Toute mesure de politique monétaire de la Banque Centrale Européenne visant une hausse des taux d’intérêts doit donc tenir compte du risque d’écroulement de ces économies, conséquence du renchérissement de leurs financements futurs. Le maintien d’un filet de sécurité de leurs financements est décisif pour protéger l’Euro.
Quant à la Federal Reserve (Banque Centrale américaine), elle n’a pas hésité à relever ses taux d’intérêts : la hausse des prix observée résulte principalement de celle de l’Energie dont les Etats-Unis sont le premier producteur mondial (avec une part de variation de +2,5% dans l’indice des prix) et des services (avec une part de variation de +2,3%), l’inflation sur les biens alimentaires est restée faible.
Ces explications succinctes ne reflète pas totalement la réalité car les décisions de politique monétaire tiennent également compte des prévisions de nombreux autres indicateurs techniques pertinents pour une évaluation des perspectives d’évolution des prix. Les résultats de ces décisions ne sont entièrement perceptibles sur le niveau général des prix qu’avec un décalage dans le temps, habituellement entre 18 et 24 mois.
Contexte africain
Le contexte africain diffère de ce qui précède. En effet, 4 des 5 produits, base de l’alimentation en Afrique, qui sont le riz, l’huile de palme, le maïs et le manioc ne sont pas importés de Russie ou d’Ukraine, pays exportateurs du blé (le cinquième aliment de base en Afrique). Les parts des importations africaines de blé en provenance de la Russie et de l’Ukraine sont respectivement de 35% et 6% du total des importations de blé.
Même si la hausse du prix du pétrole renchérit de façon indirecte – mais ne peut être que modérée – la production et le transport des 4 produits susmentionnés, non vendus à l’Afrique par la Russie-Ukraine, la part de l’inflation sur les denrées alimentaires ne devrait qu’être que modérée par rapport à celle sur l’énergie, conséquence de la hausse du pétrole.
Environ 60% des économies africaines sont considérées comme surendettées. La dette du continent avoisine les 800 milliards de dollars américains, ce qui représente à peine 2,6% de celle des Etats-Unis (30 000 milliards de dollars).
Pour les pays africains ayant émis des dettes sur le marché financier international, on retrouve dans le dernier classement Bloomberg des 25 pays les plus vulnérables (risque élevé de défaut entrainant actuellement une certaine panique sur les marchés), 13 pays africains : Ghana (rang 2), Tunisie (rang 3), Egypte (rang 5), Kenya (rang 6), Namibie (rang 10), Sénégal (rang 13), Rwanda (rang 14), Afrique du Sud (rang 15), Gabon (rang 17), Maroc (rang 18), Ethiopie (rang 22) et Nigéria (rang 24).
Ce classement se base sur un ensemble de critères techniques dont certains issus du marché. Il montre que les investisseurs pensent que le défaut de ces pays est une possibilité réelle, eu égard à l’alourdissement du fardeau du service de la dette conséquence de la hausse du dollar et des taux d’intérêts, jetant une ombre sur les prochains paiements d’obligations des pays africains qui, pourraient choisir en priorité d’utiliser leurs ressources pour alléger le coût de la vie de leurs citoyens.
En ce moment la liquidité en dollars est toujours abondante, c’est plus une question de profile de risque que de disponibilité des fonds pour de nombreux pays africains.
Il est important de garder à l’esprit que sur environ 500 millions de jeunes africains âgés de 15 à 35 ans, un tiers sont au chômage, un autre tiers a des emplois précaires. Cela est intolérable.
Que faire ?
Pour contenir les risques de troubles sociaux, le défi pour l’Afrique n’est pas seulement la hausse du coût de la vie, mais également la sécurité alimentaire.
L’Union africaine se doit d’élaborer et de mettre en place avec les pays africains une vision stratégique de long terme basée sur la mobilisation des synergies en termes de capacités productives pour garantir la sécurité alimentaire du continent, plutôt que d’avoir des approches fragmentées où chaque pays ne peut compter que sur ses propres ressources agricoles souvent insuffisantes.
Il n’est pas acceptable qu’un conflit extérieur au continent puisse plonger pays africains dans les affres de la famine, l’instabilité et le chaos.
L’Afrique doit produire son blé et raffiner son pétrole sur le continent. Il s’agit d’activités génératrices de nombreux emplois et sources de croissance économique. Il n’est pas raisonnable qu’un grand pays pétrolier, comme le Nigéria n’ait pas le droit de vendre des carburants raffinés chez lui pour rester adhérent d’une ONG suisse de certification : l’Organisation Internationale de Normalisation (ISO).
Pour éviter les pertes de pouvoir d’achat et l’érosion des bases de la croissance économique en Afrique, il est important de stabiliser les prix et de mettre en place une discipline budgétaire afin de renforcer la stabilité du taux de change et la soutenabilité de la dette, tout en priorisant la création d’emplois.
Les niveaux des taux d’intérêt dans les pays africains sont restés élevés au cours de la dernière décennie, alors qu’ils étaient bas dans la plupart des autres économies émergentes. Cela réduit aujourd’hui les marges de manœuvre de nombreuses banques centrales africaines.
Les banques centrales africaines devraient éviter les hausses violentes de taux pour lutter contre une inflation importée, puisque ces hausses de taux d’intérêts auraient peu d’effet sur les prix du pétrole et du blé, fixés sur des marchés mondiaux. A cela s’ajoute la faiblesse de certains liens techniques entre les taux d’intérêt, le taux de chômage et l’inflation. Les économies africaines, déjà très affectées par la crise de la Covid 19, seraient alors poussées en récession en cas de forte hausse des taux d’intérêts.
Si nécessaire et surtout pour ne pas montrer qu’elles ne s’inquiètent pas de l’inflation, elles peuvent opter pour une approche plus progressive des hausses de taux afin de protéger la reprise économique, sachant que les trois facteurs suivants militent pour une inflation modérée voir stable en 2023 ainsi qu’une fin du spectre de la récession dans le monde :
– Les contraintes de production liées à la pandémie du Covid dans l’économie mondiale seront progressivement levées, eu égard à l’amélioration de la situation sanitaire. Les entreprises dans le monde se sont adaptées à leur nouvel environnement opérationnel et ont résolu leurs contraintes logistiques, les délais de livraison redeviennent normaux. Ces ajustements devraient contribuer à atténuer les pressions inflationnistes;
– Sachant que la mesure de l’inflation est faite par un taux de variation des prix, pour que l’inflation reste élevée, les prix doivent continuer à augmenter à un rythme élevé ; si les prix restent simplement stables à un niveau élevé, le taux d’inflation tombe à zéro. Cela pourrait être difficile pour les personnes vulnérables aux prises avec le niveau élevé actuel des prix, mais cela signifierait techniquement que le taux d’inflation mesuré diminuerait;
– Les taux d’intérêts plus élevés à l’échelle mondiale contribueront à créer un équilibre plus durable entre la demande et l’offre du pétrole et du blé.
Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas souhaitable que les banques centrales africaines optent pour des hausses violentes de taux d’intérêts, comme certaines l’ont déjà fait : Angola, Ghana… par mimétisme ou zèle.
Le fait que l’inflation a explosé partout dans le monde indique qu’il y a de puissants facteurs internationaux sous-jacents tels que la pandémie, les ruptures des chaines d’approvisionnement… Quand de tels évènements majeurs se produisent, il n’est tout simplement pas possible d’imaginer que l’onde de choc ne traversera pas les marchés intérieurs africains.
Les pays africains doivent donc adopter des politiques budgétaire (baisse des taxes sur le pétrole et les denrées alimentaires… mise en place de filets de sécurité pour les ménages à faibles revenus) et monétaire coordonnées, ainsi que soutenir les populations vulnérables. Les simples décisions de hausses violentes des taux d’intérêts dans certains pays africains ne serviront en définitive qu’à diminuer la demande en augmentant le coût de la monnaie et du crédit, les conduisant plus rapidement vers la récession économique.
* Economiste, banquier, financier.
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