Face à la montée du conservatisme religieux parallèlement à la généralisation de l’enseignement, on est parfois tenté de dire : plutôt un analphabète ouvert, honnête et inoffensif qu’un diplômé universitaire borné, imbu de sa bêtise et enclin à la violence !
Par Mohamed Sadok Lejri *
Lotfi Laâmari a posé une question qui paraît facile à résoudre au premier abord : «Pourquoi les jeunes tunisiens ont fait preuve d’autant d’extrémisme religieux après 2011 ?» Hamadi Ben Jaballah a, comme d’habitude, donné une réponse à côté de la plaque. Les journalistes le prennent pour un intellectuel, alors qu’il n’est qu’un prof de philo; c’est un excellent prof de philo au demeurant, mais pas un philosophe.
Par-delà les réponses évidentes que personne n’ose formuler, en l’occurrence le texte sacré qui contient les germes du fanatisme, je pense que la généralisation de l’enseignement a été un vecteur essentiel dans la transmission des traditions archaïques et de l’habitus religieux orthodoxe. Il existe un lien évident entre le programme scolaire qui est en vigueur et les positions favorables d’une grande partie de la jeunesse tunisienne alphabétisée vis-à-vis du conservatisme social et religieux et vis-à-vis de l’orthopraxie et de l’intensité de la pratique religieuse; même si l’orthopraxie et la pratique religieuse en question sont émaillées de contradictions et se réduisent souvent à un simple conformisme intellectuel contraignant.
Le lien historique entre scolarité et fanatisme
L’on remarque que le niveau de scolarité élevé d’un très grand nombre de Tunisiens ne les a pas rendus imperméables au fanatisme, notre système scolaire ne prémunit pas nos jeunes contre l’intégrisme religieux et ne les empêche pas d’être aspirés par le terrible tourbillon de l’endoctrinement religieux.
Les jeunes qui fréquentent les établissements scolaires et universitaires ont souvent une attitude positive à l’endroit des idées réactionnaires, voire à l’endroit de la mouvance politico-religieuse. Bon nombre d’entre eux prient habituellement à la mosquée, respectent les heures canoniques («salat bil-hadher») et tiennent un discours archaïque dès qu’il s’agit de morale et de mœurs. Il y une explication à tout cela : notre école, et plus généralement l’accès à l’écrit, représente aujourd’hui un vecteur essentiel dans la transmission du conservatisme social et de l’habitus religieux orthodoxe.
L’école des années 1960/70 était très imprégnée du programme scolaire français. Elle a, donc, modernisé les esprits et a permis aux Tunisiens de s’éloigner un peu de l’archaïsme dans lequel nous baignons depuis plusieurs siècles. Ensuite, au moyen d’une politique éducative machiavélique entamée depuis le début des années 1970, on a disgracié, pour des raisons idéologiques et politiques, une langue et un programme scolaire qui ont donné à la Tunisie une élite éclairée.
Des jeunes plus dogmatiques que leurs aînés
Résultat : quelques décennies plus tard, les jeunes adhèrent plus facilement au discours conservateur et traditionnaliste et se montrent plus attachés que leurs aînés à certaines valeurs et prescriptions rituelles. L’esprit des jeunes tunisiens est devenu trop orientalisé, ils ne perçoivent aujourd’hui leur propre identité qu’à travers le prisme déformant des dogmes religieux et identitaires, des dogmes ô combien funestes et moyenâgeux. C’est pourquoi les jeunes tunisiens du troisième millénaire se montrent plus dogmatiques et plus conformistes que les générations précédentes.
Je dirais, en mettant un peu d’ironie dans tout cela, que le rapport direct et non distancié qu’ont les analphabètes avec la réalité leur permet de garder les pieds sur terre. Souvent, ils jugent ce qui se passe autour d’eux avec beaucoup de bon sens. Les analphabètes sont doués d’une lucidité qui fait souvent défaut aux diplômés quasi-analphabètes que beaucoup de jeunes d’aujourd’hui. Il m’arrive, parfois, de pousser mon raisonnement jusqu’au bout et à m’avouer que l’analphabétisme aurait plus de vertus que le système éducatif actuel.
Bien entendu, je ne suis pas en train de faire l’apologie de l’ignorance et de l’analphabétisme, mais les lignes que je viens de rédiger révèlent, avant toutes choses, le dépit et la rage qui m’animent. Certes, l’ignorance et l’analphabétisme sont indignes d’un pays qui a misé sur l’instruction à l’aube de l’indépendance. Mais, depuis belle lurette, l’école tunisienne n’est plus cette pourvoyeuse de citoyens laïques et sains d’esprit, elle ne produit plus des citoyens civilisés, ouverts d’esprit et portés à la réflexion… Notre école est devenue une fabrique de crétins à la mentalité moyenâgeuse.
En somme, la généralisation de l’enseignement doit absolument s’accompagner d’un processus de sécularisation de la société et d’une éducation laïque qui puissent neutraliser la volonté de prosélytisme (d’autant plus que d’islam est une religion qui présente un caractère intrinsèquement prosélyte) et d’endoctrinement des jeunes esprits et en réprimer les écarts. Plutôt un analphabète honnête et inoffensif qu’un diplômé universitaire borné, imbu de sa bêtise et enclin à l’ignorance sacrée.
* Universitaire.
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