Seules des négociations qui tiendront compte des inquiétudes et des revendications de la Russie (dont le statut de neutralité de l’Ukraine) et qui impliqueront des garanties de souveraineté et de sécurité exigées par l’Ukraine pourraient mettre fin au conflit russo-ukrainien et épargner aux peuples de la région et à l’humanité des difficultés et souffrances indicibles. Explications…
Par Ali Goutali *
Face à l’escalade dangereuse que connaît le conflit en Ukraine et son enlisement alarmant ainsi que la campagne hystérique des va-t-en guerre qui l’accompagne, j’ai jugé utile d’apporter des éclaircissements et appréciations personnelles concernant ce conflit.
J’ai servi pendant plusieurs années comme ambassadeur de Tunisie auprès de la Russie et de l’Ukraine et je voue beaucoup d’estime aux peuples des deux pays. Ma mission diplomatique auprès des deux pays m’a permis de constater les origines et causes profondes du différend qui les oppose et d’être témoin de certaines de ses péripéties. Aussi, mon point de vue est-t-il objectif et suis-je enclin à appeler de mes vœux un règlement diplomatique rapide de ce conflit aux conséquences, s’il n’est pas vite contenu, incommensurables.
Il s’agit tout d’abord d’un conflit ayant pour théâtre l’Ukraine, dont le peuple est pris en otage entre la Russie, qui considère ce conflit comme une réponse nécessaire à une menace existentielle et un prélude à l’émergence d’un nouvel ordre mondial multipolaire d’un côté, et de l’autre, l’Occident sous la houlette des Etats-Unis.
Narratif occidental et craintes russes
Pour ces derniers, au-delà de l’objectif déclaré de défendre l’Ukraine contre l’envahissement russe, les enjeux de ce conflit sont stratégiques et déterminants pour le maintien de leur suprématie et leurs intérêts, dans un ordre mondial post-guerre froide qui, de leur point de vue, «doit rester unipolaire».
Le narratif soigneusement mis en avant aux Etats-Unis et en Europe (officiellement et dans les médias) présente la Russie comme un pays agresseur qui ambitionne de reconstituer son empire en annexant l’Ukraine d’abord avant d’envahir d’autres pays européens. D’où la nécessité d’endiguer les intentions qu’on lui prête et de le contenir par tous les moyens…
Ce narratif, moyennement fondé, occulte néanmoins des réalités qu’on peut résumer dans les faits suivants.
D’abord, le président Poutine a déclaré à maintes reprises que la Russie respecte la souveraineté de l’Ukraine, mais qu’elle ne tolérera point la transformation de son territoire en rempart ou tremplin pour une éventuelle agression occidentale contre le territoire de son pays. Moscou n’a pas cessé de clamer haut et fort, depuis la chute du Mur de Berlin, début des années 1990, son opposition à toute extension de l’Otan vers l’est en direction de ses frontières ainsi qu’à l’adhésion de l’Ukraine à l’organisation transatlantique, considérée comme ligne rouge existentielle.
Toutefois, en dépit de son engagement (non écrit) à respecter cette demande, l’Otan n’a pas tenu sa promesse en continuant à s’élargir aux pays de l’Europe de l’Est pour intégrer entre autres la Pologne, la Hongrie, la République tchèque (1999), les pays baltes (2004). Et passer de 17 à 30 pays membres actuellement.
En 2008, l’Otan a annoncé lors de son sommet à Bucarest son intention d’intégrer l’Ukraine dans cette organisation alors que les Etats-Unis ont fait la sourde oreille aux inquiétudes et protestations russes justifiées.
Une telle adhésion en effet permettrait l’installation sur le territoire ukrainien d’un système anti missiles de l’Otan ainsi que de ses missiles y compris nucléaires sur la frontière avec la Russie. Les Etats-Unis accepteraient-ils des bases militaires russes avec des missiles conventionnels ou nucléaires sur leurs frontières au Mexique ou à Cuba ?! La doctrine Monroe, encore en vigueur aux Etats-Unis, interdit d’ailleurs strictement tout déploiement d’armes par les grandes puissances dans l’hémisphère ouest (tout le continent américain).
Washington passe outre les accords de Minsk
En 2015, des accords de cessez-le-feu parrainés par la France et l’Allemagne dits Minsk 1 et Minsk 2 ont été conclus entre la Russie et l’Ukraine. Ils prévoient notamment un statut d’autonomie pour les régions à forte population russe et contrôlées par les séparatistes pro-russes au Donbass et un engagement à s’abstenir d’intégrer l’Ukraine dans l’Otan. Cette dernière condition a été vite rejetée par les Etats-Unis et l’Otan. Le président de l’Ukraine Volodymyr Zelensky a été reçu plus tard à Washington en 2021 par le président Joe Biden fraîchement élu pour lui signifier l’attachement des Etats-Unis à l’adhésion de son pays à l’Otan malgré la réticence de la France et de l’Allemagne.
L’annexion de la Crimée, qui a toujours abrité la principale base navale russe, qui faisait partie de la Russie avant d’être annexée à l’Ukraine par l’ancien président russe Khrouchtchev et dont la population est majoritairement russe, est intervenue en 2014 en réponse au coup d’Etat des nationalistes ukrainiens aidés par les occidentaux, qui a renversé le président pro-russe démocratiquement élu Viktor Ianoukovytch. L’annexion de cette péninsule suite à un référendum, devait protéger la population russe et préserver les intérêts stratégiques de la Russie.
Les exactions depuis lors à l’égard de la population russe au Donbass par les milices ultranationalistes ukrainiennes figurent parmi les raisons qui ont poussé la Russie, dont l’une des doctrines est le devoir de protéger les Russes là où ils se trouvent dans le monde, à annexer cette région.
Ce conflit attisé par le soutien militaire massif de l’Occident à l’Ukraine se déroule dans un contexte de rivalité géopolitique autour d’un nouvel ordre mondial en gestation.
Quel nouvel ordre mondial ?
Le nouvel ordre mondial prôné par la Russie et ses allies (les BRICS: Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), exalté par une grande partie de la planète et farouchement rejeté par l’Occident, pourrait être selon certains analystes soit multipolaire (avec divers systèmes de valeurs, politiques, culturels, économiques, financiers) soit tripolaire (Etats-Unis, Russie et Chine avec leurs allies respectifs) soit à nouveau bipolaire (Etats-Unis et ses allies de l’Ouest d’un côté, la Russie et la Chine avec leurs alliés de l’Est, de l’autre).
Quelle que soit la forme du nouvel ordre, les systèmes qui le composent devraient, selon la vision russe, cautionnée par ses allies dont la Chine, se côtoyer et coexister pacifiquement et en harmonie, supplantant l’actuel ordre mondial unipolaire jugé injuste et coercitif…
La Russie privilégie en somme un ordre mondial westphalien multipolaire dans le cadre de ce qu’elle se plaît à appeler «démocratie souveraine». Le modèle de démocratie de l’Occident qui ne représente que 12,5% de l’humanité et seulement 45% du PIB mondial, est jugé non transposable et applicable à l’humanité entière.
Que pourrait être l’issue de cet imbroglio géopolitique extrêmement compliqué dont les victimes directes et indirectes incluent le peuple ukrainien en premier lieu, les peuples européens et russes ensuite ainsi que l’ensemble de la planète menacée de dangers les plus divers?
Comment mettre fin au conflit ?
Selon toute vraisemblance, le règlement du conflit ne pourrait être ni militaire ni par les sanctions. L’Otan ne dispose pas d’une capacité militaire suffisante et n’entend pas s’engager directement dans une confrontation armée avec la Russie qui dispose d’une forte armée conventionnelle et surtout du plus grand arsenal nucléaire dans le monde.
De surcroît, un échec militaire avéré et reconnu de part et d’autre est inconcevable, tant ses conséquences géopolitiques sont pour les uns et les autres extrêmement graves et de grande portée.
Les sanctions économiques n’auront pas l’impact recherché par l’Occident, vu les multiples atouts dont dispose la Russie grâce à sa superficie immense (1/8 de la surface de la planète) qui regorge de minerais et de ressources naturelles (plus de 25% des richesses naturelles de la planète), son autosuffisance alimentaire ainsi que dans les secteurs industriel, de défense, médical, technologique…
Ainsi seules des négociations qui tiendront compte des inquiétudes et des revendications de la Russie (dont le statut de neutralité de l’Ukraine) et qui impliqueront des garanties de souveraineté et de sécurité exigées par l’Ukraine pourraient mettre fin à ce conflit et épargner aux peuples de la région et à l’humanité des difficultés et souffrances indicibles.
En attendant et à moins d’une sagesse de Mandela, pour engager des négociations, peut-être à l’initiative et sous l’égide de la Chine ou de l’Onu (les Etats-Unis cherchant résolument à affaiblir la Russie et empêcher son retour comme principal rival géostratégique), le monde devra continuer à retenir son souffle et espérer que cette confrontation ne dégénère en conflit nucléaire dévastateur ou en une guerre mondiale généralisée…
* Ancien ambassadeur.
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