Pourquoi voter si cela n’est susceptible d’apporter le moindre changement ? Et si on a été mal représenté par l’Assemblée élue en 2019, pourquoi serions-nous mieux représentés par celle de 2023 ? Ce sont les questions que se posent les Tunisiens à quelques jours des du second tour des élections législatives, prévues le 29 janvier 2023.
Par Moncef Ben Slimane *
Il est admis que la participation électorale est l’un des traits les plus caractéristiques de la bonne santé d’un régime démocratique.
Rien d’étonnant donc à ce que le taux de participation au 1er tour des législatives ait provoqué moult commentaires et polémiques.
Les adversaires du président y voient une victoire du boycott auquel ils ont appelé. En face Kaïs Saïed leur répond que les 11% de votants sont des électeurs incorruptibles et n’ont pas été contaminés par l’argent sale de la politique. Les explications avancées par les deux parties sont prisonnières de l’argumentaire en usage dans les querelles politiciennes bonnes pour les plateaux de télévision.
Opérer un dépoussiérage de cette rhétorique est nécessaire pour mieux comprendre les causes profondes de l’abstention d’une bonne partie, voire d’une majorité des Tunisiens.
Quelques questions nous aideraient à mieux cerner et à mieux comprendre l’abstention des Tunisiens : cette crise de confiance de l’électeur de 2022 est-elle le signe d’un désaveu du «sauveur suprême» de 2019? Peut-on dire que le brouillage idéologique d’une décennie d’alliance politique islamo-moderniste en a été pour quelque chose? Assistons-nous à une expression de la désillusion des jeunes tunisiens d’aujourd’hui de leur idole d’hier? Enfin, le suffrage universel s’est-il transformé en suffrage censitaire des citoyens?
Telles sont les interrogations auxquelles cet article tentera de répondre avant ce second scrutin qui sera un véritable test pour le pouvoir et le président.
De 2011 à aujourd’hui, les présidents et les gouvernements successifs ont échoué à endiguer le chômage des jeunes, la marginalisation des régions moteurs de la révolution et de la chute vertigineuse du pouvoir d’achat des Tunisiens.
Trois années d’exercice du président Kaïs Saïed ont terni son image de «sauveur suprême» de la décennie du «tawafoq» (consensus) islamo-moderniste.
Au final, ce sont douze années de plongée dans les abysses de l’exclusion, de la précarité puis de la pénurie qui ont déclenché une courbe ascendante de l’abstention aux législatives passant de 68% en 2014 à 42% en 2019 et une dégringolade à 11% en 2022.
En fin de compte, le Tunisien se demande de plus en plus : pourquoi voter si cela n’est susceptible d’apporter le moindre changement. Et si on a été mal représenté par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) de 2019, il y a beaucoup de chance qu’on le soit davantage avec l’ARP version 2022.
La crise socio-économique crée à long terme un sentiment croissant de vulnérabilité qu’accompagne souvent chez les citoyens un appel urgent au «sauveur suprême» pour mettre fin à ses malheurs. Kaïs Saïed, qui n’a pas réussi dans sa mission de sauveur investi en 2019, a subi la sanction des électeurs en 2022.
Brouillage idéologique et parasitage politique
Notons également que le taux sensiblement élevé de participation aux présidentielles de 2014 (62%) a vu la victoire de Béji Caid Essebsi (BCE). Souvenons-nous qu’avant ce scrutin, le paysage politique était scindé en deux blocs : les modernistes pro-Nida face aux islamistes pro-Ennahdha.
La scène électorale et l’offre politique paraissaient pour les votants on ne peut plus claires.
Beaucoup se rappellent aussi que l’alliance postélectorale entre Nida et Ennahdha a, non seulement créé une surprise mais également une recomposition du spectre idéologique et politique.
Ce «tawafoq» inauguré par la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution (Hiror) de 2011 expérimenté par la «Troïka» (la coalition dominée par les islamistes d’Ennahdha ayant gouverné entre 2212 et 2014, Ndlr), et couronné par la rencontre entre feu Béji Caïd Essebsi et Rached Ghanouchi à Paris, a gommé le clivage historique entre la famille démocrate et moderniste, d’un côté, et les islamistes et obscurantistes, de l’autre bord.
Ce brouillage idéologique contribua à la désintégration progressive d’un espace de confrontation politique lisible par les électeurs.
Les élites «tawafoqistes» ont perdu tout crédit aux yeux de l’opinion publique qui observait les ennemis d’hier se partager les sièges du pouvoir en se congratulant. Interloqués dans un premier temps, puis scandalisés, les Tunisiens ont fini par rejeter ce qu’ils ont qualifié de SYSTÈME. Un SYSTÈME qui, de «tawafoq» durant une décennie, garda le silence et garantit l’impunité aux pires expressions de la délinquance et, parfois, de la criminalité.
Des élections sans programmes ni confrontations
De retour à 2022, plus d’un observateur a noté l’absence de programmes clairs et précis des candidats aux législatives. Et quand parfois ces programmes existent, ils sont d’une indigence alarmante. Le vote pour une assemblée législative, instrument de choix de la démocratie représentative, a pour postulat et pour garantie un espace commun de confrontation d’idées avec un public dont le rôle consiste à observer le déroulement de la campagne électorale et à arbitrer à travers un suffrage.
Quelques jours avant le premier tour des législatives, le 17 décembre 2022, je suis allé assister à un «meeting» de présentation des candidats appartenant à ma circonscription. En quittant la réunion, j’étais sincèrement triste et inquiet pour mon pays.
Ce petit échantillon de la campagne électorale auquel j’ai assisté, m’autorise l’observation suivante : quand la confrontation des programmes, des arguments et des candidats n’est plus située au cœur du jeu démocratique, voter risque d’avoir de moins en moins de sens pour les Tunisiens dont je fais partie.
L’abstention des électeurs en décembre 2022 n’est certainement pas le résultat d’un boycott lancé par quelques partis sans audience véritable. Plus grave, l’abstention serait le signe d’un phénomène qui ressemble à une sorte d’auto-exclusion du citoyen de la cité et de la chose publique.
Les jeunes de la révolution et la gérontocratie de la transition
L’abstention des jeunes aux législatives nous renvoie à une étude réalisée en novembre 2022 par mon association Lam Echaml auprès de 4000 jeunes. Cette enquête avait abouti entre autres à la conclusion suivante : les jeunes s’intéressent de moins en moins à la politique et considèrent que les procédures, les textes et les discours sont fort éloignés de leur univers intellectuel et de leurs préoccupations matérielles.
En outre, les jeunes ont l’impression que Kaïs Saïed, à la fois président et juriste, est en train de reproduire la démarche adoptée par les experts-juristes de l’establishment de 2011 dont il n’a cessé de contester la légitimité.
Les raisons profondes de cet abstentionnisme sont à rechercher dans la configuration du jeune tunisien. L’identité politique n’a pas été construite dans les combats menés par leurs aînés marxistes ou nationalistes ou islamistes.
Les jeunes de la révolution de 2011 ont réussi à DEGAGER le dictateur avec d’autres modes d’action que ceux de leurs aînés. Ils vont réussir là où les vétérans des partis politiques ont échoué durant plus de 30 ans.
Curieusement, les premiers pas de la Tunisie vers la démocratie vont voir une gérontocratie s’installer aux commandes et procédait au piratage de ce qui a été l’œuvre des jeunes, leur révolution.
La barre des 30% au second tour des élections
Si l’abstention massive aux élections législatives de décembre 2022 ne peut être comptée au bénéfice du boycott d’une opposition squelettique, il n’en demeure pas moins que près de 8 millions de Tunisiens n’ont pas voté, transformant de facto le suffrage universel en suffrage censitaire. Dire donc que la participation au second tour des législatives met en jeu la crédibilité des élections.
L’exemple des législatives de 2014 et de 2019 nous indique des taux de participation de 68% et 41,7%. En considérant qu’un taux de déperdition électorale de 15% est naturel; une barre minimale de 30% au second tour peut signifier un certain regain de confiance des électeurs.
Sous cette barre minimale, l’abstention au second tour serait alors un geste de désaveu voir de défiance politique.
Elle deviendrait, dans un certain sens, une réponse électorale à part entière à l’égard d’une initiative présidentielle jugée inopportune et sans rapport avec les attentes et aspirations sociales et économiques du peuple tunisien.
En dernière analyse, n’aurait-il pas été plus sage de reporter ou de supprimer carrément un second tour hors de propos politiquement et démocratiquement?
* Professeur universitaire.
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