Est-ce pour motif d’une urgence impérieuse? La cheffe du gouvernement Najla Bouden a reçu à sa demande, le 25 janvier 2023, le directeur général du trésor français Emmanuel Moulin. La Banque centrale de Tunisie a aussi reçu la visite de M. Moulin, le même jour. Le tout à 4 jours du deuxième tour des élections parlementaires et alors que la Tunisie est techniquement en faillite.
Par Moktar Lamari *
M. Moulin a une réputation sulfureuse! Il est décrit comme un implacable curateur public pour les pays en quasi faillite (Soudan, Gabon, Liban, etc.), un pompier dépêché par la France auprès des pays et États francophones en cessation de paiement, ou pris à la gorge par une dette insoutenable.
Pas n’importe qui, c’est aussi le président du Club de Paris, institution qui restructure les dettes des pays en faillite ou sur le point de l’être. C’est la deuxième fois qu’il se rend à la Kasbah, en quelques mois.
La Tunisie doit rembourser entre janvier et février 300 millions de dollars en devises, et elle ne peut pas honorer ce remboursement. Est-ce la perspective d’un tel défaut qui explique cette visite inopinée de M. Moulin?
Qui est cet homme et pourquoi la cheffe du gouvernement fait-elle appel à lui, ici et maintenant?
Des questions complexes et qui interpellent les discussions en cours avec le FMI au sujet de la dette insoutenable de notre pays.
Beaucoup de questions se posent! Difficiles à répondre de façon certaine, mais on sait pas mal sur le bonhomme appelé au secours d’un Etat exsangue et qui risque ne pas pouvoir payer les salaires de ses fonctionnaires et la dette arrivée à échéance!
Langue de bois et silence des médias du sérail
Dans un communiqué rendu public par les services de communication de la présidence du gouvernement, la visite s’inscrit dans le cadre des concertations et d’échanges des points de vue entre la Tunisie et la France notamment dans les domaines économique et social.
Quelles concertations: au sujet des salaires des fonctionnaires, de l’incapacité de l’Etat tunisien à payer un dû cette semaine, pour un prêt international arrivé à échéance ?
D’après la même source, l’ambassadeur de France était dans le coup! Ces deux responsables français ont réaffirmé l’engagement de leur pays à appuyer les efforts de la Tunisie. Et ce pour mener à bien le processus de réformes. Lesquelles? Qui, quoi, quand et à quel coût?
L’objectif, dit-on, est de relancer l’économie et la promotion du progrès social en Tunisie.
Il convient de rappeler qu’il ne s’agit pas de la première visite de ce haut cadre du Club de Paris. On sait que, dans le cadre des exigences du FMI, la Tunisie doit mobiliser l’équivalent de 2 milliards de dollars pour boucler le schéma de financement convenu avec le FMI.
Double casquettes : Paris et Club de Paris font la paire!
Qui est M. Moulin ? Pompier tout terrain, homme de l’ombre et main de fer dans des gants de velours. Un curateur, ou un vautour? Réponse en 10 points, pris dans la presse internationale.
1. Graal
Il occupe le poste le plus prestigieux et recherché de Bercy. Le directeur du Trésor tient la main du ministre des Finances français pour définir la politique économique du pays. Il négocie avec ses pairs pour faire fonctionner la zone euro.
Il pilote de façon pragmatique le Club de Paris où l’on renégocie les crédits des pays trop endettés. Il règne sur une administration de 1 400 énarques et polytechniciens, dont 700 dans les ambassades, un concentré de matière grise à la pointe de la diplomatie économique.
Bref, Emmanuel Moulin est venu en Tunisie où l’Etat doit restructurer sa dette, pour pouvoir payer les salaires des prochains mois.
2. Voyage
Il se réjouit en pensant aux nombreux déplacements qu’il fait avec Bruno Le Maire : réunion des ministres des Finances européens (Ecofin et Eurogroup), G7, G20… «mais ils vont me mener de mon bureau à la salle de visioconférence du ministère !», plaisante-t-il.
3. Sommets
Il n’aime pas seulement ceux du G7 ou du G20. En 2019, il a fait le mont Blanc et, en guise de cadeau de départ du cabinet de Bruno Le Maire, ses collègues lui ont offert l’ascension du mont Rose, à la frontière du Valais suisse et du pays d’Aoste. Fan de glisse, il pratique aussi le ski de randonnée, de Saint-Gervais aux îles du Svalbard, au nord de la Norvège.
4. Crise
Il en sourit lui-même : «Quand j’arrive quelque part, la crise n’est pas loin.» En 2007, aux côtés de Christine Lagarde à Bercy, il a essuyé la tempête des subprimes et la faillite de la banque Dexia. Il a ensuite rejoint Nicolas Sarkozy à l’Elysée pour affronter la crise de la zone euro. Celle du Covid n’a rien à leur envier.
Son calme, sa bonne humeur sont appréciés dans ces moments d’hyper tension. Il ne s’en cache pas, les crises, il aime ça : «Il y a un côté : on sauve le monde, un raccourcissement des circuits de décision. On peut débloquer 300 milliards d’euros pour garantie des prêts aux pays amis, entreprises en quelques coups de fil.»
Vertigineux…
5. Transpartisan
A Sciences-Po, Emmanuel Moulin présidait le club Opinions, qui réunissait les jeunes rocardiens, dont… l’ancien Premier ministre Edouard Philippe et Alexis Kohler, actuel secrétaire général de l’Elysée, surnommé «le Président bis» dans les milieux économiques.
6. Pantoufle
Après l’élection de François Hollande, il rejoint, en août 2012, le secteur privé. D’abord chez Eurotunnel, où le PDG, Jacques Gounon, disait vouloir préparer sa succession… «Huit ans plus tard, il est toujours là», se marre Moulin, qui a vite compris qu’il ne servait à rien de s’accrocher.
Direction la banque – où il avait déjà fait un passage, entre 2005 et 2007, chez Citigroup – pour créer la filiale française de Mediobanca. Il s’est amusé, a bien vécu, sans doute, mais pas assez pour ne pas retourner au service de l’Etat.
7. Cinéma
C’est sa copine Sophia Aram qui a pensé à lui. Pendant le tournage de ‘‘Neuilly sa mère, sa mère !’’ – la suite de ‘‘Neuilly sa mère !’’, donc –, Gabriel Julien-Laferrière cherchait un imitateur pour la voix de Nicolas Sarkozy. L’humoriste s’est souvenue des imitations d’Emmanuel Moulin. Il a été enrôlé pour le film.
Il fait aussi un très bon Michel Rocard ou Valéry Giscard d’Estaing. Ses collaborateurs le disent moins convaincant en Bruno Le Maire ou Emmanuel Macron. Vraiment ?
8. Siècle
Il n’est pas inspecteur des finances, la crème des hauts fonctionnaires de Bercy, mais il est membre du Siècle, le club de l’élite qui se réunit à l’Automobile Club de France.
Ses parrains sont, comme lui, des produits du service public, passés dans le privé : Xavier Musca, aujourd’hui dirigeant du Crédit agricole, avec lequel il a travaillé aux Finances et à l’Elysée; Augustin de Romanet, patron d’ADP; Pierre Moraillon, aussi au Crédit agricole.
9. Washington
Dans la carrière de président du Club de Paris, le passage par Washington est un atout. Case cochée pour Emmanuel Moulin, qui suppléait le représentant de la France au conseil d’administration de la Banque mondiale au début des années 2000. Il en a gardé un tropisme américain, qu’il partage avec son épouse, Laurence Nardon, responsable du programme Amérique du Nord à l’Ifri.
10. Ouverture
C’est la feuille de route qu’il s’est donnée au Trésor. Il a poussé le ministre à recruter une chef économiste dans le monde universitaire, Agnès Bénassy-Quéré. Il souhaite que les réflexions et les études du Trésor soient davantage partagées avec les think-tanks et les chercheurs académiques. Il a conscience qu’une page nouvelle de la théorie et de la politique économiques s’ouvre, qu’il faut penser différemment, et surtout dans le long terme.
* Economiste universitaire au Canada.
Blog de l’auteur. Economics for Tunisie, E4T
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