Nous reproduisons ci-dessous le post Facebook de l’auteure, militante politique spécialiste de droit public, comparant le Décret-loi n° 2022-54 du 13 septembre 2022, relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication, aux fameuses «lois scélérates» promulguées en France en 1893 et 1894.
Par Sana Ben Achour *
La comparution aujourd’hui, mardi 25 avril 2023, du valeureux opposant politique Ghazi Chaouachi devant le juge d’instruction dans l’affaire portée contre lui sur la base du décret-loi 2022-54 sur la répression des infractions liées au système d’information et de communication, m’autorise à qualifier l’acte de référence d’un mot: SCÉLÉRAT !
Appliquée aux lois et aux textes de droit, l’expression désigne des actes liberticides qui répriment la liberté. L’expression a connu son faîte sous la plume de deux éminents critiques des lois votées entre 1893 et 94 durant la troisième République (française, Ndlr), visant à réprimer le mouvement anarchiste, tenu pour responsable de plusieurs attentats commis dans le pays, «attentats, savamment exploitées pour faire payer à la liberté les frais d’une sécurité menteuse».
Intitulée «Les Lois Scélérates de 1893-1894», la brochure est composée de trois exposés : «Notre loi des suspects»; «Comment ont été faites les lois scélérates»; «L’application des lois d’exception». Ils portent sur les trois textes liberticides votés par les chambres «d’urgence, au pied levé, dans des conditions inouïes de précipitation et de légèreté».
Il s’agit des lois sur la Presse (modification des articles 24, paragraphe 1er, 25 et 49 de la loi du 29 juillet 1881 du 12 décembre1893), sur les associations de malfaiteurs (du 18 décembre 1893), la répression des menées anarchistes (du 28 juillet 1894).
Qu’il me suffise de rapporter quelques passages des «Lois scélérates de 1893-94» pour établir les rapprochements avec le D-L 54 de 2022 (en Tunisie, Ndlr), acte unilatéral, adopté sur la base des mesures d’exception du non moins scélérat décret 2021-117, plus spécialement avec son article 24 sur les rumeurs (sic) et fausses nouvelles, dispositions actionnées contre la liberté d’expression.
«Art. 24 – Est puni de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de cinquante mille dinars quiconque utilise sciemment des systèmes et réseaux d’information et de communication en vue de produire, répandre, diffuser, ou envoyer, ou rédiger de fausses nouvelles, de fausses données, des rumeurs, des documents faux ou falsifiés ou faussement attribués à autrui dans le but de porter atteinte aux droits d’autrui ou porter préjudice à la sûreté publique ou à la défense nationale ou de semer la terreur parmi la population.
Est passible des mêmes peines encourues au premier alinéa toute personne qui procède à l’utilisation de systèmes d’information en vue de publier ou de diffuser des nouvelles ou des documents faux ou falsifiés ou des informations contenant des données à caractère personnel, ou attribution de données infondées visant à diffamer les autres, de porter atteinte à leur réputation, de leur nuire financièrement ou moralement, d’inciter à des agressions contre eux ou d’inciter au discours de haine.
Les peines prévues sont portées au double si la personne visée est un agent public ou assimilé.»
Les passages ci-après sur le délit d’opinion extraits des ‘‘Lois scélérates de 1893-1894’’, par Francis de Pressensé et Émile Pouget, éditions de la Revue blanche, Paris, 1899, sont suffisants.
«Qu’il me suffise de dire que ces lois frappent, de propos délibéré, des délits ou des crimes d’opinion, qu’elles sont faites contre une catégorie, non pas de délits ni de crimes, mais de personnes; qu’elles modifient la juridiction de droit commun en matière de presse, laquelle est le jury; qu’elles établissent un huis-clos monstrueux en supprimant la reproduction des débats; qu’elles permettent l’imposition hypocrite d’une peine accessoire, la relégation, qui n’est autre que le bagne et qui peut être le corollaire d’une condamnation à quelques mois d’emprisonnement; qu’elles donnent une prime à la provocation et à la délation, qu’elles prétendent atteindre, sous le nom d’entente et de participation à l’entente, des faits aussi peu susceptibles de répression que des entretiens privés, des lettres missives, voir la présence à une conversation, l’audition de certains propos qu’elles ont créé un nouveau délit, non seulement de provocation au crime, mais d’apologie du crime, lequel peut résulter de la simple énumération objective des circonstances dans lesquelles tel ou tel attentat se sera produit. J’en passe.
Ajoutez à cela que l’application de ces lois plus que draconniennes a été faite dans un esprit de férocité que c’est une sorte de guerre au couteau entre les soi-disant sauveurs et les prétendus ennemis de la société, que l’on a vu les tribunaux frapper impitoyablement de la prison et de la relégation, c’est-à-dire du bagne à perpétuité, la participation à des soirées familiales (Angers), l’audition des paroles délibérément scélérates d’un agent provocateur (Dijon), le chant d’une chanson révolutionnaire (Milhau) que l’on n’a pas respecté le principe essentiel de la non rétroactivité des lois que cette terrible machine d’injustice fonctionne au milieu de nous et que onze malheureux ont déjà été, en vertu de cette véritable mise hors la loi, condamnés à cette peine atroce de la relégation.
De telles constatations suffisent… Un tel monument d’injustice ne peut subsistait dans la législation d’un peuple qui se dit, se croit et se veut être libre. Que si un tel appel à la conscience républicaine ne suffisait pas, il ne manque pas d’arguments d’un ordre moins élevé pour convaincre les égoïstes.
Ces lois d’exception sont des armes terriblement dangereuses. On les bâcle sous prétexte d’atteindre une catégorie d’hommes spécialement en butte à la haine ou la terreur du public. On commence par les leur appliquer et c’est déjà un scandale et une honte qui devraient faire frémir d’indignation tous les cœurs bien placés. Puis on glisse sur une pente presque irrésistible. Il est si commode d’interprétation en assimilation, par d’insensibles degrés, d’étendre les termes d’une définition élastique à tout ce qui déplaît, à tout ce qui, à un moment donné, pourrait effrayer le public. Or qui peut s’assurer d’échapper à cet accident?
Hier, c’était les anarchistes. Les socialistes révolutionnaires ont été indirectement visés. Puis c’est le tour aujourd’hui de ces intrépides champions de la justice, qui ont le tort inexcusable de n’ajouter pas une foi aveugle à l’infaillibilité des conseils de guerre. Qui sait si demain les simples républicains ne tomberont pas eux aussi sous le coup de ces lois ?».
* Professeur de droit public.
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