Il y a deux ans, mourait Bechir Ben Yahmed, l’«Africain capital»

Coïncidence ou clin d’œil du destin, le 3 mai 2021, journée mondiale de la liberté de la presse, mourait Bechir Ben Yahmed, l’un des plus grands journalistes et patrons de presse des cent dernières années en Tunisie, en France et dans le monde. Il a rendu l’âme à l’hôpital parisien Lariboisière à Paris des suites d’une contamination au Covid-19. Il avait 93 ans.

Par Ridha Kefi

BBY, comme on aimait l’appeler au sein de la rédaction de Jeune Afrique, était l’un des plus importants témoins de l’Afrique des indépendances à la période postcoloniale et qui a eu la chance de connaître ou de côtoyer la plupart des personnalités emblématiques du continent africain, mais aussi du Maghreb, du Monde arabe et du tiers-mode en général, de Bourguiba à Nasser, en passant par Che Guevara, Ho Chi Minh, Franz Fanon, Ben Bella, Lumumba, Senghor, Houphouët-Boigny, Mobutu, Hassen II, Bouteflika ou Caïd Essebsi… pour ne citer que ceux-là.

A sa mort, François Soudan, son collaborateur depuis longtemps, devenu son successeur à la tête de la rédaction de Jeune Afrique, aux côtés de son fils Marwane Ben Yahmed, a salué la mémoire d’un «Africain capital», qui réussit «une foisonnante traversée du siècle qui vit, dans un singulier alignement de planètes, coïncider la vie d’un homme, la réussite d’une entreprise et l’émergence d’un continent», phrase qui aurait constitué la plus belle épitaphe pour cet enfant de Djerba, qui a marqué de son empreinte la vie d’une Afrique à laquelle il crût très tôt et qu’il servit sa vie durant avec le même dévouement. 

Un journal panafricain pour les Noirs et les Arabes

Bechir Ben Yahmed était le benjamin d’une fratrie nombreuse, diplômé de HEC Paris et que sa famille destinait à une carrière dans le commerce, comme le reste de ses frères. Mais il a découvert, presque en même temps, la politique, le journalisme et l’Afrique. Et son destin s’est noué le jour où, jeune étudiant à Paris, membre du Néo-Destour, il a été chargé par Mohamed Masmoudi d’assurer la liaison entre Bourguiba et la délégation tunisienne, présidée par Tahar Ben Ammar qui négociait, en avril 1955 à Paris, l’autonomie interne puis l’indépendance de la Tunisie.

Rentré au pays le 1er juin de la même année dans le bateau qui ramenait Bourguiba au port de la Goulette, son avenir sera tracé. Le plus jeune secrétaire d’Etat chargé de l’information dans le Premier cabinet Bourguiba, à 28 ans, il créera et dirigera l’hebdomadaire L’Action, mais il ne tardera pas à se sentir à l’étroit dans le nouveau rôle qui lui est attribué. Un éditorial où il critiquait le sort réservé à Tahar Ben Ammar déclencha la colère de Bourguiba, qui lui interdit l’utilisation du titre L’Action, dont il prétendait posséder les droits. Et c’est ainsi qu’il dût démissionner et rééditer l’hebdomadaire, deux ans plus tard, sous une nouvelle appellation d’Afrique Action. C’était en 1960. Entretemps, il avait créé une entreprise de travaux publics et mit les premiers jalons de ce qui deviendra par la suite l’hôtel Africa, au centre-ville de Tunis.

Témoignant de son état d’esprit de l’époque lorsqu’il avait opté pour le titre Afrique Action, BBY a écrit dans ses mémoires intitulés ‘‘J’assume’’, parues en 2021, peu de temps avant sa mort : «Un journal panafricain pour les Noirs et les Arabes. Plus j’avançais, plus je sentais qu’il n’y avait pas de différence de civilisation entre eux. Durant tous mes échanges avec Lumumba, je m’étais senti en parfaite harmonie. Ce sentiment de fraternité ne s’explique pas. Il était profondément ancré en moi». «A l’époque, se souvient encore Ben Yahmed, l’Afrique, ça n’existe pas, moi, je ne la connaissais pas. Pourtant, avec une grande insouciance, je me suis dit qu’il fallait un journal pour tout le continent». «L’Afrique était jeune et belle. Nous aussi», dira-t-il aussi, en évoquant les discussions qu’il eût à l’époque à ce propos avec Tom Brady, correspondant du New York Times à Tunis, Jean Daniel, qui sera blessé à la guerre de Bizerte et deviendra directeur du Nouvel Observateur, Mohamed Ben Smail, et Guy Sitbon qui furent parmi les premiers rédacteurs en chefs de l’hebdomadaire.

Ph.1 : Habib Bourguiba, Abdallah Farhat, Bechir Ben Yahmed et Ahmed Mestiri. Ph.2 : Habib Bourguiba, Richard Nixon, Béchir Ben Yahmed et Mongi Slim.

C’est finalement un éditorial sur la guerre de Bizerte paru en octobre 1961 où il parlait d’«orgueil», de «mépris» et de «pouvoir personnel» qui allait sceller la rupture avec Bourguiba. «Tes arguments sont valables, admet ce dernier, mais ils ne s’appliquent pas dans mon cas, je saurai éviter les pièges que tu décris.» On saura, par la suite, ce qu’il sera advenu du «pouvoir personnel» de celui qui n’allait pas tarder à se faire appeler «Le Combattant Suprême». Mais si la rupture eût lieu entre les deux hommes, elle ne sera pas définitive parce que, comme le dira l’éditeur de presse, ils ont toujours eu beaucoup d’estime l’un pour l’autre et Bourguiba l’a toujours considéré comme un second fils.

Pour Ben Yahmed, toutefois, cette rupture n’en sera jamais une, puisque tout en partant pour Rome en 1962 pour créer Jeune Afrique, puis en installant son hebdomadaire à Paris, en 1964, pour être plus près de l’Afrique francophone dont le sort se jouait à l’époque dans la capitale française, l’éditeur de presse a gardé des liens très forts avec la Tunisie jusqu’à mort.

Entre les années soixante et quatre-vingt du siècle dernier qui furent celles des indépendances africaines, Jeune Afrique connût ses années les plus fastes. Sa rédaction réunissait la fine fleur de l’intelligentsia africaine et arabe de cette époque, de Kateb Yacine à Amin Maalouf, en passant par Ibrahima Signaté, Georges Henein, Justin Vieyra, Sennen Andriamirado, Siradou Diallo, Habib Boularès, Hamid Barrada, Sophie Bessis ou encore Hamza Kaidi.

Conscience collective d’un continent entier

BBY, qui dirigeait l’équipe rédactionnelle la plus internationale et, si je puis dire, la plus colorée de la place parisienne, savait gommer les différences, créer des synergies, développer des liens transversaux permettant un dialogue permanent, parfois houleux, entre les composantes d’une rédaction qui était au tiers composée d’Européens, de Maghrébins et d’Africains subsahariens.

Et à ce propos, je citerai volontiers une phrase de Bechir Ben Yahmed dans un entretien de 2010 où il expliquait l’origine du succès de son magazine auprès des Subsahariens: «C’est ma grande fierté, c’est la grande réussite de ce journal. Je suis prémuni contre le racisme depuis mon enfance. Je ne sais pas ce que c’est. Et ça aide beaucoup».

Il faut dire que durant son enfance à Mahboubine à Djerba, il avait côtoyé deux minorités : les juifs et les noirs. Il témoigne dans le même entretien à propos des juifs de son île natale : «Je suis d’une île, Djerba, où la présence juive est millénaire. Ils étaient très pauvres, plus pauvres encore que les musulmans. Je les voyais vivre. Ils étaient travailleurs, et volontaires bien que quasiment analphabètes. A Djerba, nous avons aussi – héritage de l’Histoire – une petite  minorité noire totalement intégrée. Je suis donc prémuni contre le racisme et l’antisémitisme».

Ces propos ont une résonnance particulière, surtout aujourd’hui où la Tunisie semble tourner le dos au continent auquel elle a donné son nom et où le racisme décomplexé s’exprime désormais aux plus hautes sphères de l’Etat.   

A propos des relations, tour à tour, heurtées et apaisées, de Ben Yahmed avec les dirigeants du continent, Hervé Bourges, l’ancien dirigeant de l’audiovisuel français, dans son Dictionnaire amoureux de l’Afrique, avait eu cette belle phrase qui explique cet attachement réciproque malgré les incompréhensions et les malentendus passagers : «Il fut le premier en Afrique à exercer ce noble métier. Le confident, l’interlocuteur quotidien, le partenaire [des dirigeants du continent] dans cette construction de l’expression africaine nouvelle. Bien sûr, ils ont parfois interdit son journal, l’ont autorisé à nouveau, ils se sont brouillés avec lui, l’ont aimé ou l’ont détesté. Ils l’ont toujours estimé.» Et il conclut que Jeune Afrique «en est venu à représenter une forme de conscience collective d’un continent entier, que la presse internationale avait du mal à comprendre. Rôle exigeant, impossible à tenir. Et pourtant, le défi a été non seulement relevé, mais atteint.»

Ben Yahmed explique en parlant des Africains subsahariens : «Ils ont compris que nous avons fait nôtres leur cause et leur combat, et que nous sommes liés par une communauté de destin. Et je crois qu’ils ont eu raison parce que c’est vrai. Il n’y a pas de différence entre la guerre du Vietnam, la guerre d’Algérie ou la guerre du Congo. C’est la lutte pour l’indépendance. Ils l’ont bien senti.» Et il ajoute : «Les Subsahariens qui arrivent à Jeune Afrique se sentent chez eux. Je connais évidemment mieux l’Afrique du Nord et les problèmes du Moyen-Orient, mais je ne fais pas de différence. Tout au long de son histoire et jusqu’à ce jour, Jeune Afrique a compté dans ses rangs des Africains – noirs et blancs –, des Juifs, des Arabes, des musulmans, des animistes, des chrétiens et des athées. Cela marche assez bien parce que Jeune Afrique n’est pas un journal de Blancs qui emploient des Noirs. Ce n’est pas du tout ça.»

On peut penser que l’esprit humaniste qui fût derrière le parcours exceptionnel de cet homme qui a incarné plus que tout autre, entre 1958 et 2021, cette communauté de destin entre les peuples du nord et du sud du Sahara, aurait une dimension générationnelle et qu’aujourd’hui, les données géopolitiques et les conditions historiques ont changé, mais une telle explication, si elle renferme une petite part de vérité, ne devrait en aucun cas justifier la montée du racisme et du nationalisme que l’on observe aujourd’hui, et pas seulement en Tunisie, ni dérober, à nos yeux, l’importance de l’engagement personnel contre ces fléaux contre lesquels on devrait tous s’«immuniser» pour utiliser le terme de Ben Yahmed.

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