Attaque de Djerba : enthousiasme, tristesse et… mauvaise communication

Commentant l’attaque contre la synagogue de Djerba, le président Kaïs Saïed a bien raison de déclarer que «ce genre d’acte peut arriver partout». Mais la communication officielle, et ses éléments de langage se contentent de tourner autour des conséquences de l’attaque meurtrière sur la saison touristique que le pèlerinage de la Ghriba ouvre traditionnellement, oubliant, ou presque, qu’il y a eu mort d’hommes, et que, dans de pareilles circonstances, on ne peut cacher la réalité derrière des mots.

Par Tarek Mami *

J’écris rarement des articles avec le pronom personnel je, que je déteste humainement et professionnellement, car pour moi le travail de journaliste est de rapporter les faits, de les analyser et de les exposer à son lecteur (auditeur, téléspectateur) libre de ses prises de position, après prise de connaissance. Plus rarement pour donner un avis personnel, en tant que rédacteur, sauf dans des billets ou tribunes dédiés, du style «Ce que je crois», marque de fabrique du journaliste, natif de Djerba, feu Béchir Ben Yahmed, fondateur du magazine Jeune Afrique.

Djerba, île du sud-est tunisien, est petite par la taille, grande par son histoire et ses spécificités humaines et culturelles 

Côté géographie, elle a une superficie de 514 km2 (25 sur 20 kilomètres).

Côté histoire, elle fait son apparition, dans les annales de l’histoire, sous la dénomination de l’île des «lotophages», dont l’évocation remonte, dut-on, à L’Odyssée d’Homère, (425 avant J.-C.), qui nous raconte : «Mais, à peine en chemin, mes envoyés se lient avec les Lotophages qui, loin de méditer le meurtre de nos gens, leur servent du lotos. Or, sitôt que l’un d’eux goûte à ces fruits de miel, il ne veut plus rentrer ni donner de nouvelles.»

L’île voit défiler les Berbères, les Carthaginois, les Romains, les Vandales, les Byzantins, les Arabes, les Ottomans et les Français, avant l’indépendance de la Tunisie, avant de devenir depuis les années 1960 une destination touristique populaire.

Petite île qui a tout de même donné deux empereurs romains, selon l’historien Salah Eddine Tlatli (1916-2008).

Côté spécificités humaines et culturelles, Djerba voit la coexistence de la religion musulmane avec une majorité sunnite et une minorité ibadite, et de la religion juive (présente, dit-on, depuis 586 av. J.-C. avec l’arrivée d’une première communauté juive). Sur le plan linguistique, l’île a vu la coexistence de la langue arabe, langue officielle de la Tunisie, mais aussi du tamazight et de l’hébreu. 

Enthousiasme

Habitué de la «ziara», pèlerinage annuel à la synagogue de la Ghriba, depuis une vingtaine d’année, soit dans le cadre du voyage de presse organisé par l’Office national du tourisme tunisien, ONTT), soit à titre personnel. Cette année, l’ONTT a fait les choses en grand, avec la présence, à Djerba, d’une importante délégation de journalistes étrangers, venus de France, Allemagne, Espagne, Portugal, et… Etats-Unis, sous la double houlette de Leila Tekaia pour la presse étrangère, et l’ensemble de la direction nationale de l’office, pour l’ensemble des délégations. Au programme aussi, une escapade découverte du sud tunisien, et sa nouveauté, le circuit Dahar, et de l’île de Djerba pour les journalistes nouveaux venus, une redécouverte pour les journalistes habitués. Deux jours mémorables qui rappellent et détaillent l’ancienneté et la richesse du «vivre ensemble», à Djerba, naturel et légendaire. Un déjeuner offert au «Foundouk» à Houmt Essouk, constitue un moment féerique, avant d’assister aux cérémonies cultuelles et culturelles dans la synagogue et dans la «wkalaa» (caravansérail), dans une ambiance de fête partagée par les 5000 visiteurs de toutes origines, provenances et confessions, et qui m’a rappelé les meilleurs crus de ce pèlerinage.

Le voyage et la fête devaient se terminer sur cette note de bonheur et d’enthousiasme partagé, pour lancer la saison touristique et remettre sur les rails la destination Tunisie, en souffrance depuis plusieurs années.

Violence, tristesse, et fête gâchée

Malheureusement, cette note d’enthousiasme va s’évaporer. La fête a été gâchée par une lâche attaque, dont l’horreur est double, du fait qu’elle soit réfléchie et exécutée par un agent de sécurité, dont le premier engagement professionnel, lors de son embauche, comme fonctionnaire de l’Etat, était de protéger la vie des Tunisiens, tous les Tunisiens sans discrimination d’aucune sorte, et celle de tous ceux qui se trouvent sur le territoire national, quel que soient leurs sexe, nationalité, confession … Car dès que les visiteurs étrangers mettent les pieds en Tunisie, les Tunisiens leur doivent un accueil fraternel, une tradition millénaire, et… une protection pour qu’ils repartent indemnes.    

Le cru 2023 me laissera un goût doux-amer fait d’enthousiasme et de tristesse, auquel s’ajoute le constat des erreurs de communication de la part du gouvernement.   

Erreur de communication

Malheureusement encore, à cette lâche attaque, a succédé une communication et un storytelling gouvernemental erratique. Il a fallu plusieurs heures avant la publication d’un premier communiqué de presse officiel pour annoncer l’attaque. Deux jours pour que le ministre de l’Intérieur organise une conférence de presse. Trois jours pour que le président Kaïs Saïed organise une réunion, au palais de Carthage, et faire une déclaration pour réfuter tout antisémitisme d’État, en référence à la qualité de gendarme de l’assaillant, responsable de la fusillade meurtrière perpétrée aux abords de la synagogue. Antisémitisme d’État que personne ne pointe. Car il s’agit bien d’une action d’un «loup solitaire».

Certes le ministre du Tourisme, Mohamed Moez Belhassine, a été prompt à se rendre à Djerba, dans la foulée de l’attaque, un second voyage en deux jours, puisqu’il avait ouvert le pèlerinage, quarante-huit heures auparavant. Mais ce n’était pas suffisant. Car, dans toutes les démocraties du monde, c’est le chef de l’Etat et/ou le chef du gouvernement qui se rend, quasi-instantanément, sur les lieux d’une attaque terroriste.

Le président Saïed a bien raison lorsqu’il déclare que «ce genre d’acte peut arriver partout». Mais la communication gouvernementale, et ses éléments de langage, se contentent de tourner autour des conséquences de l’attaque meurtrière sur la saison touristique que le pèlerinage de la Ghriba ouvre traditionnellement. Or, il s’agit de «mort d’hommes». Et à ce titre, une question politique, juridique et éthique s’impose à tous. Celle de la qualification de l’«acte» en question. Les autorités tunisiennes dénoncent une «attaque criminelle» et évitent de qualifier celle-ci de terroriste.

Il revient bien sûr à l’enquête de déterminer la qualification juridique. Mais l’on ne peut, politiquement, de prime abord, éluder le terme d’«acte terroriste». Djerba a déjà subi un acte terroriste similaire en 2002, qui a fait 21 morts. Et la Tunisie a eu son lot d’actions terroristes, au cours de la dernière décennie. Les cinq familles endeuillées cette semaine méritaient plus de considération. Et de compassion.  

On relèvera cependant que l’UGTT, principal syndicat du pays, a fait le choix d’utiliser le terme terrorisme pour qualifier l’attaque de Djerba. Certains médias tunisiens aussi, comme Kapitalis, ont, dès les premières heures, parlé d’acte terroriste. Il est également heureux que les autorités aient mis en place une cellule d’assistance psychologique à disposition des familles. Ce qui cadre bien avec la gravité de ce qui s’est passé.

* Journaliste, directeur de France Maghreb 2 – Paris.

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