La leçon à tirer de tous les discours polémiqueset de toutes les déclarations belliqueuses à propos de «la normalisation» avec Israël, c’est que les Don Quichotte qui se prennent pour les Saladins de la cause palestinienne sont souvent dans l’illusion. (Poignée de main Rabin – Arafat à Washington le 13 septembre 1993).
Par Moncef Ben Slimane *
Tout d’abord, je souhaite exprimer mon soutien franc et sincère au doyen honoraire Habib Kazdaghli, qui fait face à un véritable procès d’inquisition l’accusant de «normalisation» (تطبيع) avec Israël. Je le fais avec d’autant plus de force que j’ai inauguré à la fin des années 80 la liste des (مطبعين) «normalisateurs» (1).
L’actualité de ces derniers jours m’apprend que le président du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) a rejoint le cortège des «normalisateurs» et subit la bronca d’usage.
Toujours dans l’actualité, l’attaque contre la synagogue de la Ghriba à Djerba durant le pèlerinage juif est susceptible de nous alerter sur les conséquences que peut avoir la manipulation de la question palestinienne. Et c’est pour qu’une démarche réfléchie et responsable s’impose je commencerai par une simple question : «la normalisation» avec Israël, c’est qui ? C’est quoi ? Et c’est comment ?
La normalisation, fourre-tout
La «normalisation avec Israël» soulève beaucoup d’interrogations car l’expression est devenue depuis, ce qu’on peut appeler dans un langage trivial, un fourre-tout. On y fourre des États, des organisations, des juifs, des universitaires, des journalistes… (2)
La question palestinienne dans nos contrées arabo-musulmane est souvent utilisée à des fins de propagande afin de convaincre l’auditoire par des moyens rhétoriques classiques : «On donnera son sang, sa vie, ses enfants, tous ces biens pour libérer la Palestine !» (3). Combien de politiciens, de présidents, de stations radios et de journaux arabes n’ont-ils pas juré leur fidélité à la cause palestinienne ?
Aussi, pour extraire «la question de la normalisation» avec Israël de la gangue démagogique et des manipulations médiatico-politiques, il convient que les slogans soient remplacés par les faits tangibles, et savoir de quoi l’on parle.
Les normalisations étatiques
Si «normalisation» veut dire rétablissement des relations diplomatiques et officielles avec Israël, c’est l’Égypte qui, en mars 1979, à Camp David, fut le premier Etat arabe à reconnaître l’État d’Israël. Cette reconnaissance a été unanimement dénoncée par tous les pays arabes et a entraîné le transfert de la Ligue arabe du Caire à Tunis. Le boycott de l’Egypte n’a été qu’une courte parenthèse et la Ligue arabe est retournée en 1990 à «Oum eddonya», sa place naturelle. Les États, qui juraient hier ne jamais fouler la terre souillée d’Égypte, sont revenus à de meilleurs sentiments à l’égard de la terre des Pharaons.
Le premier pas osé par l’Egypte va bientôt être suivi par d’autres pays et vont embarquer dans le train de la normalisation : la Jordanie en 1994, le Bahreïn, les Emirats arabes Unis et le Maroc en 2020 et le Soudan en 2021.
En revanche, la Tunisie a fait un petit pas timide avec l’ouverture de deux «Bureaux d’intérêt» à Tunis et à Tel Aviv en avril 1996. Bureaux qui ont été rapidement fermés en octobre 2000. La Tunisie n’a donc officiellement aucune relation avec l’Etat d’Israël. Seulement, il faut préciser que la Tunisie a des relations normales avec les Etats arabes «normalisateurs», et il ne viendrait jamais à l’idée de nos représentants de boycotter toutes les organisations et instances internationales où Israël dispose d’un siège en bonne et due forme. C’est également le cas des organisations nationales, des associations et des syndicats. Ni l’UGTT, ni la LTDH – pour ne citer que ces deux organisations – n’ont boycotté ou quitté la salle des réunions de la CISL et de la FIDH où Israël est présent comme membre à part entière. Faire croire le contraire est une supercherie doublée d’un vœu pieux.
La normalisation par l’OLP et l’admission à l’Onu
Posons-nous maintenant la question : que pensent d’Israël et de la normalisation les principaux concernés, c’est-à-dire les Palestiniens ? A ce sujet et durant des décennies sous les slogans de la «cause arabe», «la cause sacrée» et «la mère de toutes les causes», les Palestiniens ont vu leur sort à la merci des gesticulations et des aléas la situation intérieure des régimes égyptiens, jordaniens, syriens et irakiens. Il a fallu atteindre mai 1964 pour qu’enfin une organisation palestinienne autonome voit le jour avec à sa tête Yasser Arafat. La cause palestinienne cherchait à prendre en main sa propre destinée mais elle se trouve d’une part en présence d’un Etat colonialiste, sioniste et criminel, et les tentatives d’inféodation et même de liquidation perpétrées par «les frères arabes», d’autre part (3). Le peuple palestinien poursuit son chemin de croix face aux complots de toutes sortes ourdis par ses ennemis et par ses faux amis.
La reconnaissance- normalisation de l’OLP avec l’Etat d’Israël fut un processus complexe qui s’est déroulé sur plusieurs années. L’OLP ne reconnaissait pas au départ Israël et considérait l’ensemble du territoire palestinien comme partie intégrante de la Palestine historique. Le tournant est intervenu en 1988, lorsque le Conseil national palestinien réuni à Alger a adopté une résolution reconnaissant l’État d’Israël. La résolution stipulait que l’OLP reconnaissait le droit d’Israël à exister et appelait à la création d’un État palestinien indépendant dans les territoires occupés depuis la guerre de 1967.
L’étape qui a suivi cette «normalisation» OLP/Israël fut l’obtention le 29 novembre 2012 de la Palestine du statut d’État observateur auprès des Nations Unies (4). Cela est survenu après une décision de l’Assemblée générale de l’Onu qui a voté en faveur de la résolution accordant à la Palestine ce statut. L’obtention de ce statut a permis à la Palestine de devenir un État observateur à part entière des Nations Unies, avec le droit de participer à l’Assemblée générale et le droit de rejoindre les différents organes faisant partie des Nations Unies.
Cependant, la situation actuelle de la question palestinienne, ne pousse pa à l’optimisme. La «communauté internationale» garante des Accords de Paix d’Oslo de 1993 ne met aucun frein à un régime israélien qui occupe des territoires, maltraite, assassine bombarde et piétine impurement les résolutions de l’Onu depuis plus de 50 ans.
La normalisation et les dérapages universitaires
Retournons maintenant au point de départ : c’est-à-dire à l’affaire Kazdaghli qui concerne la recherche universitaire en rapport avec l’Etat d’Israël. Les représentants des conseils scientifiques et de l’Université de Manouba recommandent à tout universitaire de boycotter ou/et de quitter les réunions, séminaires ou conférences auxquels participent des universitaires israéliens dans le cadre de la lutte contre la «normalisation» avec l’Etat sioniste. Etonnant de la part des membres d’une communauté dont le crédo est la connaissance scientifique et l’analyse objective. Quand les universitaires se laissent aller à l’émotion et aux états d’âme à la place de la réflexion, ils dérogent à leur fonction et rôle.
Nul ne peut ignorer que le conflit israélo-palestinien est l’un des problèmes géopolitiques les plus complexes et passionnels de l’histoire contemporaine qui exige de ce fait la rupture avec les discours doctrinaires et la propagande souvent à l’origine de tous les dérapages, y compris académique. Le sort et le destin du peuple palestinien sont malheureusement l’objet d’instrumentalisations largement usitées par les politiciens et les journalistes.
Par conséquent, c’est en déconstruisant «la normalisation fourre-tout» et en la contextualisant, qu’on peut voir un peu plus clair et que l’on peut faire avancer la cause palestinienne loin des gesticulations dépourvues de toute efficacité. L’arme de tout universitaire face aux faits sociaux et politiques c’est «la distance critique», seul moyen pour rompre avec le sens commun, et les idées toutes faites. Ceci nous amène à avancer les considérations suivantes…
Primo : parmi nos citoyens, la conviction la plus partagée est qu’Israël est habité par des juifs indifféremment sionistes et qui ne peuvent être de ce fait que nos ennemis. Ce genre de discours est de nature à déformer à dessein la réalité. En Israël il y a certainement une majorité de sionistes mais il y a également des juifs qui militent pour la paix et le droit du peuple palestinien à un Etat indépendant sur sa terre. Ces Israéliens sont les soutiens et les amis des Palestiniens. Doit-on les combattre, les boycotter et refuser toute proximité avec eux ?
La Palestine, terre sainte des 3 religions monothéistes
Secundo : sur le plan académique, Israël engage des moyens financiers et humains faramineux pour que l’idéologie sioniste se pare d’un accoutrement scientifique, en particulier, en histoire et en archéologie. Les universitaires sont appelés par la droite israélienne, Netanyahu en tête, à multiplier recherches, publications et diffusées toutes sortes de publics.
L’objectif est que la recherche scientifique légitime la propagande politique qui prétend que tout le territoire situé entre le Jourdain et la mer Méditerranée appartient aux juifs, que Jérusalem est «la capitale unie et éternelle» du «peuple juif» et que la Cisjordanie est la «Judée et Samarie».
Les politiciens israéliens utilisent la recherche pour affirmer qu’il n’y a pas d’occupation dans la mesure où les juifs ne font tout simplement que recouvrer et reprendre possession de la terre de leurs ancêtres. Face à ce type de discours et de production scientifique, des universitaires tunisiens appellent au boycott de ses auteurs et de ses destinataires. Nous sommes là en plein confusionnisme car fuir la confrontation à coups de déclarations enflammées c’est paradoxalement reconnaître qu’on n’a pas réussi sur le plan du savoir, à réfuter les idées sionistes, le seul domaine qui soit à la portée des universitaires.
A l’argumentaire pseudo scientifique, il faut opposer un autre argumentaire susceptible de démontrer à toute occasion que l’Etat d’Israël manipule l’Histoire. Les preuves scientifiques disent que les juifs ont vécu en Palestine il y a environ deux mille ans. Avant eux la Palestine était peuplée par les Cananéens. La chrétienté est née en Palestine. Plus tard, dans les années 630, les musulmans l’ont conquise et l’ont habitée depuis sans discontinuer (5). Et si on appelle la Palestine historique la Terre sainte c’est parce qu’elle est sainte pour les trois religions monothéistes. L’Etat d’Israël refuse un tel fait en menant une politique génocidaire du peuple palestinien au vu et au su du monde entier et surtout du «monde civilisé».
Faire face à la fois au sionisme et au racisme
Tertio : La question palestinienne est si enchevêtrée politiquement et culturellement que la prudence est de mise pour qu’on ne glisse pas vers des discours et des positions inadmissibles surtout quand ils sont le fait d’universitaires.
Le raisonnement qui établit un amalgame entre israélien, juif et sioniste, est dangereux. Il construit une identification automatique et intrinsèque entre une nationalité, une religion et un mode de penser ou d’agir. Cette posture intellectuelle a des connotations racistes et antisémites évidentes. Tous les juifs ne sont pas sionistes, ni les musulmans islamistes, ni les américains des suprématistes. Quand la nuance est gommée, c’est la cécité intellectuelle qui prend les devants et les libertés académiques se trouvent remplacées par la rhétorique politique.
En définitive, la première «normalisation» fut l’œuvre de Bourguiba dans son discours d’Ariha du 3 mars 1965. A l’époque, il fut vilipendé par toute la «nation arabe» unie comme un seul homme. Il a fallu plus de 20 ans aux Palestiniens pour reconnaître que le partage onusien de 1948 défendu par Bourguiba était la bonne solution. La leçon à tirer de tous les discours polémiques, de toutes les déclarations belliqueuses à propos de «la normalisation» avec Israël, c’est que les Don Quichotte qui se prennent pour les Saladins de la cause palestinienne sont souvent dans l’illusion.
* Professeur universitaire.
Notes :
1- Je n’ai jamais répondu à ce type d’accusation en fournissant alibis et preuves d’innocence. Dans ce genre de compagne et de surenchère, vous êtes souvent devant un procureur invisible et pour un crime dont vous ne comprenez ni les tenants ni les aboutissants.
2- La «normalisation» occupe une place de choix dans les rhétoriques politiques, médiatiques et syndicales; et c’est l’étiquette préférée susceptible de stigmatiser vos ennemis qui deviendront de «véritables traîtres» à la nation arabe et à la communauté musulmane.
3- Comme plusieurs militants de l’Uget, j’avais en février 1970, clamé ce mot d’ordre dans les rues de Tunis et à la Bourse du Travail avant de me retrouver à la prison civile de Tunis heureux du devoir accompli.
4- Aux zélateurs de l’anti-normalisation, il faut rappeler que les Etats amis de la cause palestinienne se sont battus pour que la Palestine ait un siège à l’Onu. Ils n’ont pas appelé à quitter l’organisation internationale tant qu’Israël y est représenté.
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