En limogeant à tour de bras les hauts cadres de l’administration publique pour leur faire porter la responsabilité des problèmes structurels sur lesquels ils n’avaient aucun pouvoir, on fait comme cet automobiliste qui change les pneus de sa voiture, alors que c’est le moteur qui est à plat. Exemple : le jeu de chaises musicales à la tête de l’Office des céréales.
Par Hssan Briki
Lors de sa réunion, mardi le 15 août, au Palais de Carthage, avec le chef du gouvernement, les ministres de l’Intérieur et du Commerce, ainsi le directeur général de la sécurité nationale et le commandant de la garde nationale, le président de la république Kaïs Saïed a appelé une nouvelle fois à «l’application de la loi sur les spéculateurs qui provoquent des crises au quotidien dans le but d’envenimer la situation socio-économique» en Tunisie. La réunion a passé en revue les résultats de la campagne de contrôle économique, menée plus tôt dans la journée, dans plusieurs minoteries, et dont la présidence de la république, dans un notable précédent, a publié le bilan sous forme de tableau.
Rappelons que, la veille et dans le même contexte, le président de la république avait pris la décision de limoger le directeur général de l’Office des céréales Bechir Kthiri et de le remplacer par son adjointe Saloua Ben Hdaied, tout en appelant, également, la ministre de la Justice à engager des poursuites pénales à l’encontre de tous les spéculateurs opérant dans le domaine de la distribution des céréales et d’autres produits subventionnés, qui ont connu une hausse exceptionnelle des prix.
Ce remplacement s’inscrit à une série d’autres remaniements effectués par le président de la république sous la pression de la crise dont se plaignent les citoyens, tels que le récent changement au poste de directeur général de la Société nationale d’exploitation et de distribution des eaux (Sonede), Mobsah Helali, le Pdg sortant payant les frais des coupures d’eau enregistrées dans plusieurs régions du pays en pleine canicule estivale.
Ces limogeages peuvent se justifier s’ils permettent de parer à une crise passagère et rétablir la situation antérieure, ou calmer la colère populaire suite à de graves incidents trahissant des dysfonctionnements majeurs. Dans les grandes démocraties, par exemple, il n’est pas rare qu’un ministre du Transport démissionne après un grave accident ferroviaire. Mais en Tunisie, la situation est différente. Les limogeages visent davantage à se défausser de l’incapacité du pouvoir exécutif à régler les problèmes structurels touchant à des secteurs vitaux en en imputant l’entière responsabilité aux personnes en charge de ces secteurs, indépendamment de leur implication réelle. Ils visent également à camoufler les politiques erronées qui sont derrière la persistance des problèmes, de crainte d’avoir à les revoir de fond en comble, avec les risques que cela comporte.
Il s’agit souvent de décisions à l’emporte pièce, prises sous le coup de la colère, et qui ne découlent pas d’une réelle compréhension des problèmes, de leurs causes et des parties qui y sont réellement impliquées.
Crise structurelle à l’Office des céréales
L’Office des céréales joue un rôle logistique central dans le système céréalier, sa mission étant de fournir les quantités de céréales nécessaires pour le marché tunisien, en fonction de la demande exprimée et du budget annuel alloué par l’Etat à la subvention des produits de première nécessité, dont les céréales, et qui représente souvent plus de 70% de ses revenus.
Cependant, le versement de ce budget par le ministère des Finances a subi un retard de plus de 14 mois, privant ainsi l’Office d’une somme de 2,4 milliards de dinars. Ce retard a créé des tensions budgétaires et a impacté sa capacité à honorer ses engagements financiers envers les fournisseurs locaux et étrangers. Ceci est d’autant plus problématique que la Banque nationale agricole (BNA), principal prêteur de l’Office des céréales, ne peut plus continuer à combler son déficit devenu abyssal au fil des ans, et qui a 4,5 milliards de dinars.
L’Office des céréales, à l’instar de nombreuses autres institutions et organismes publics, fait face à de graves problèmes financiers antérieurs à la pandémie de Covid et à la guerre russo-ukrainienne ayant fait flamber les prix des céréales et du transport, sans parler de la crise des finances publiques tunisiennes, dont le président Saïed ne parle presque jamais. Il figure d’ailleurs parmi les institutions publiques les plus endettées en Tunisie, exerçant une pression considérable sur les finances publiques et contribuant significativement à leur déséquilibre chronique.
Cette situation découle des dysfonctionnements structurels voire de l’effondrement du système de subvention, que l’Etat s’entête à ne pas vouloir réformer ou abandonner, malgré les engagements qu’il a pris en ce sens auprès de ses bailleurs de fonds internationaux, et notamment le Fonds monétaire international (FMI). Elle a été aggravée par la mauvaise gouvernance, la montée de l’inflation et la dévaluation du dinar, qui renchérit les prix et creuse les déficits, en raison notamment du retard dans la mise en œuvre des réformes nécessaires. C’est cette inertie – et cela on ne le dit pas assez – qui augmente les coûts, aggrave la crise et réduit les perspectives de sortie du tunnel.
S’il y a un monopole c’est celui de l’Etat
Le ministère du Commerce, en coordination avec le ministère des Finances, détient un contrôle total sur l’ensemble de la chaîne de subvention, de production et de distribution des céréales. C’est lui qui fixe les prix des céréales subventionnées et des produits dérivés, gère le budget de soutien alloué à l’Office des céréales, qui couvre la différence entre les prix mondiaux du blé et de l’orge et les prix établis pour les agriculteurs tunisiens, ainsi que les prix subventionnés de vente pour les minoteries et les usines d’aliments pour animaux. Le ministère du Commerce monopolise également le système de distribution des céréales aux minoteries ainsi que la distribution de la farine subventionnée aux boulangeries agréées, en plus de la farine non subventionnée et de la semoule pour les boulangeries classées ou non classées, en coordination avec les grossistes, les détaillants, les usines de pâtes, les biscuiteries et autres.
Selon de nombreux communiqués de l’organisation Alert, dont le dernier a été publié le 15 août 2023, la distribution de ces allocations souffre de multiples problèmes, notamment l’opacité et l’incapacité du ministère du Commerce à réduire le coût global de la subvention et à ajuster les allocations entre les régions et les minoteries conformément à l’intérêt du consommateur final. Ceci est en grande partie dû à la prédominance des chambres syndicales relevant de l’Union tunisienne de l’industrie et du commerce et de l’artisanat (Utica) dans les rouages même du ministère.
Alert a rappelé, à ce propos, les lettres échangées entre les ministres de l’Agriculture et du Commerce en 2019, lorsque le premier avait tenté de créer une commission sous l’égide de l’Office des céréales pour réorganiser et moderniser le système d’allocation.
À l’époque, le ministre de l’Agriculture avait adressé deux lettres au ministère du Commerce et à la Chambre nationale des minoteries pour ouvrir le débat sur la distribution des céréales en réponse à «plusieurs plaintes de minoteries». Le ministre du Commerce avait répondu en affirmant que ladite commission existait et était dirigée par le ministère du Commerce lui-même, et qu’aucun autre acteur n’avait le droit d’intervenir dans le processus d’allocation, étant donné que le ministère était le seul responsable du Fonds de soutien. Cette déclaration avait été confirmée par la directrice de l’Unité de compensation et du Fonds de soutien à l’époque, Fadila Rabhi, dans une correspondance adressée au directeur général de l’Office des céréales, lui enjoignant de s’abstenir d’intervenir. Cela prouve, s’il en est besoin, que l’administration publique, qui est le principal responsable de la crise actuelle des céréales, est elle-même traversée par des divisions et qu’elle résiste à tout vent de réforme. Est-ce par peur du changement, ou pour préserver les intérêts de certains groupes d’intérêt disposant d’«agents» à leur solde au sein même de l’administration ? On laissera la réponse aux lecteurs…
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