Le message de fraternité universelle de Kabir dans l’Inde dominée aujourd’hui par un parti politique sectaire hindou d’inspiration nazie, garde donc toute son actualité. En ce sens, s’il fut bien un mystique, le caractère personnel de sa quête du salut et son refus de toute autorité dans le rite en font toujours une alternative au fanatisme, au chauvinisme, et à l’intolérance.
Par Dr Mounir Hanablia *
Il y a toujours une difficulté indéniable à cerner un enseignement qui fait appel à des concepts philosophiques et religieux qu’en dehors de l’Inde l’on ne maîtrise qu’imparfaitement. Un exemple en est le bestiaire hindou où le singe constitue le caprice, le cygne la précision, le héron la trahison, et où le serpent, sourd de nature, danse en suivant les mouvements du musicien, et représente donc l’illusion.
La difficulté supplémentaire est que Kabir représente en Inde un cas atypique puisqu’étant tisserand, donc de basse caste, il empiète sur les prérogatives des Brahmanes, ces prêtres consacrés de l’hindouisme.
L’amour de Dieu
Kabir fut il un soufi musulman ou un sage hindou du XVe siècle ? S’il fut musulman, il n’accorda jamais d’importance autre que symbolique aux versets du Coran, à la pratique religieuse et la célébration des rites, selon lui sans liens avec le plus important, l’éthique personnelle. S’il fut hindou, il s’attaqua au système des castes, à l’hypocrisie et à l’avidité des Brahmanes et des yogis, et au formalisme d’un rite dénué de sens.
La récitation des Vedas ne fut jamais pour Kabir un acte méritoire et la vache représenta parfois l’illusion, parfois l’ignorance, tout comme la distinction entre Turcs et Hindous.
Néanmoins si Kabir utilise un vocabulaire complexe avec des allusions souvent difficiles à saisir que son inimitié avec les Brahmanes aide à comprendre, sa terminologie est fondamentalement hindoue puisque selon lui le salut se situe dans la fusion avec un maître indéfinissable de l’univers, dont la révélation illumine comme la vision d’un diamant pur parfait. C’est évidemment le renoncement, la méditation et la contemplation qui y font accéder, mais le chemin en est ardu. Il faut oublier le besoin, la haine, la rancune, l’orgueil, l’égoïsme, l’avidité, l’ambition, et se concentrer sur le nom divin grâce à la poésie et à la musique célébrant l’amour de Dieu.
La notion la plus difficilement saisissable dans le contexte du monothéisme abrahamique bien entendu, c’est l’état de détachement où le bien comme le mal considérés de la même manière n’ont plus d’intérêt. Dans cette indifférence, où situer l’amour de Dieu, fondement de la mystique Soufi? Mais peut être cette égalisation du bien et du mal n’est-elle inspirée que par le détachement bouddhiste.
Cependant, pour peu que la fusion de l’âme dans l’Éternel soit la finalité de l’hindouisme, la vénération de son nom n’en constitue pas moins un acte méritoire chez les musulmans, et pas seulement soufis.
Le salut de soi-même
Kabir peut donc tout aussi bien avoir été un musulman soufi qui pour se faire comprendre par la masse hindoue fit appel à la symbolique qui lui est la plus familière, sans susciter chez lui aucune gêne. Mais le concept nouveau qu’il semble introduire dans cette dévotion pourtant personnelle, c’est bien celui d’un intercesseur qu’il appelle le Guru, seul à connaître et révéler les desseins du divin. Et cela étonne puisque d’un autre côté, il prétend établir une relation personnelle directe avec le divin dont le but est le salut de soi-même.
Néanmoins, le Guru de Kabir apparaît nimbé de mystère, et de toute évidence, il n’est pas humain. Dans le chiisme, l’intercesseur est l’imam, et il semble qu’il l’ait hérité du Zoroastrisme, dont en tant que religion des Aryens un substratum commun est partagé avec l’hindouisme, où l’acquisition de la connaissance se fait toujours sous l’autorité d’un Maître, en règle un Brahmane.
Kabir, n’étant qu’un tisserand, n’était pas reconnu en tant qu’enseignant, et son antipathie pour les prêtres, les brahmanes, en fut exacerbée.
Cependant, selon un récit apocryphe, grâce à un subterfuge, il a pu acquérir le cordon d’un célèbre yogi lui permettant d’enseigner. Se considérait-il lui-même comme un Guru? Il prétendait détenir la vérité et apprendre aux autres la voie de la libération. Néanmoins, l’institutionnalisation de la fonction du Guru, si on peut s’exprimer ainsi ne s’est faite que plus tard avec l’avènement de la confraternité sikh, ce terme voulant par ailleurs dire «élève», qui prétendait gommer les différences de castes ou de religion entre musulmans et hindous. Mais si Kabir ne fut pas un gourou sikh, ces derniers n’hésitèrent pas à compiler plusieurs de ses écrits en les intégrant dans leur livre saint, le Guru Granth.
La fraternité universelle
Au final, s’il ne fut ni Brahmane, ni Imam, ni Guru, il fut un représentant de la piété populaire indienne unissant, quoiqu’on en dise aujourd’hui, hindous et musulmans, dans une même ferveur, comme par exemple lors du festival annuel célébré sur le tombeau de M’uin al din Chishti, à Ajmer, et qui fut le théâtre d’un attentat à la bombe perpétré en 2007 par des fanatiques hindous.
Le message de fraternité universelle de Kabir dans l’Inde dominée aujourd’hui par un parti politique sectaire hindou d’inspiration nazie, garde donc toute son actualité. En ce sens, s’il fut bien un mystique, le caractère personnel de sa quête du salut et son refus de toute autorité dans le rite en font toujours une alternative au fanatisme, au chauvinisme, et à l’intolérance.
* Médecin de libre pratique.
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