Regard d’un Tunisien exilé depuis 60 ans

Sur le quai du port de la Goulette, en compagnie de mon frère, nous nous relayons pour grimper sur un poteau en criant avec joie : «Je le vois, je le vois» pendant que des dizaines de milliers d’autres criaient à l’unisson : «Vive Bourguiba ! Vive Bourguiba ! Vive Bourguiba !» Puis vint le jour que nous attendions tous avec impatience: le 20 mars 1956.

Par Khemaïs Gharbi *

Avant de me plonger dans l’écriture, j’aime solliciter la visualisation pour éveiller mon imagination et l’orienter dans la bonne direction. Il m’arrive parfois de voir certains de mes compatriotes, perchés sur des branches d’arbres, chacun muni d’une scie pour couper celle sur laquelle il est assis. Au pied des arbres, des étrangers leur offrent des scies électriques, pour les inciter à aller plus vite. Au loin mon regard ne voit que la même scène se répétant à l’infini.

Alors que je longe la lisière de la forêt, je ne peux ignorer ces tragédies se déroulant sous mes yeux. Je change brusquement de direction, pénétrant dans la forêt, en courant et criant de toutes mes forces pour dissuader les imprudents de continuer leurs actes destructeurs.

Malgré mes efforts, la plupart semblent indifférents, certains vêtus de façon curieuse : une sorte de mini jebba étrange portée au-dessus d’un pantalon de golf, coiffé d’un couvre-chef moitié chéchia moitié sombrero mexicain. Les moustaches en guidon mais rasée de moitié.

L’échange des scies laisse comprendre qu’elles sont offertes plutôt que vendues. Un peu plus loin, j’aperçois la présence de bulldozers en attente, avec un équipage impatient. Le vrombissement de leur moteur parvient heureusement à me sortir de ce cauchemar que je perçois dans la réalité quotidienne à travers certaines informations lues.

Ne pouvant supporter plus longtemps cette vision, je me connecte aussitôt à mes valeurs et mes convictions traditionnelles. Je sollicite de nouveau mon imagination pour opérer un changement radical du décor, à la recherche d’une certaine cohérence.

Je ferme les yeux quelques instants, puis je les rouvre avec la volonté d’imposer le changement voulu. À ma grande satisfaction, les scies sont abandonnées par mes compatriotes et se dissipent dans l’air, éclatant en milliers d’étincelles lumineuses. Les étrangers et leur matériel destructeur s’évanouissent comme des mirages, laissant place à la pureté de la nature retrouvée. Les habitants de la forêt reprennent leurs vêtements traditionnels, une symphonie de couleurs et de motifs rappelant les racines profondes de notre culture ancestrale.

Sous les rayons dorés du soleil, la forêt s’éveille à une nouvelle vie. Les arbres se redressent fièrement, les fleurs éclatent en un festival de couleurs, et les chants mélodieux des oiseaux remplissent l’air. Les enfants rient et jouent, les parents se promènent main dans la main, et les amoureux s’étreignent sous l’ombre des branches florissantes.

Un sentiment de bonheur et de paix inonde la forêt, reflétant la beauté intemporelle de notre terre et la force de notre unité. Dans ce décor resplendissant, je sens mon amour pour mon pays se raviver, comme un retour aux valeurs simples et authentiques qui ont forgé notre histoire. Et parmi ce tableau enchanteur, l’image de Bourguiba émerge, symbole d’une époque révolue mais éclairante, apportant avec lui un message de sagesse et d’espoir pour l’avenir.

Un bonheur sincère m’inonde et mon pays retrouve son essence d’antan, me rappelant les années cinquante avec le retour du zaïm. Il se tient debout sur le bateau qui le ramène de l’exil, agitant un mouchoir reconnaissable de loin. Sur le quai du port de la Goulette, en compagnie de mon frère, nous nous relayons pour grimper sur un poteau en criant avec joie : «Je le vois, je le vois» pendant que des dizaines de milliers d’autres criaient à l’unisson : Vive Bourguiba ! Vive Bourguiba ! Vive Bourguiba !

Puis vint le jour que nous attendions tous avec impatience: le 20 mars 1956.

Il y a 68 ans…

* Traducteur et écrivain.

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