De quoi le pire revers électoral d’Erdogan est-il le révélateur?

Les élections municipales du week-end dernier en Turquie ont représenté le pire revers électoral pour le président Recep Tayyip Erdogan depuis l’arrivée au pouvoir de son parti, le Parti de la Justice et du Développement (AKP), en 2002 mais ce qui est encore plus saisissant c’est qu’il y a eu une mutation qui a profondément touché aussi bien la géographie électorale du pays que sa sociologie politique. Décryptage. (Illustration : Ekrem Imamoglu, l’homme qui défie Erdogan).

Par Imed Bahri  

Tout d’abord, Istanbul et Ankara, les deux plus grandes villes de Turquie qui étaient sous le contrôle de l’AKP entre 1994 et 2019 ont rejoint le principal parti d’opposition, le parti kémaliste CHP (Parti républicain du peuple), il y a cinq ans mais ont réélu dimanche dernier leurs maires sortants avec de meilleurs scores qu’en 2019.

À Istanbul, le CHP du maire Ekrem Imamoglu a remporté 26 des 39 districts. Certains d’entre eux étaient jusqu’à présent considérés comme des bastions conservateurs notamment le district d’Uskudar (sur la rive asiatique du Bosphore) où se trouve la maison stambouliote d’Erdogan et où il a pour habitude de voter.

L’opposition gagne du terrain partout

Autre élément important, c’est qu’en 2019, tous les partis de l’opposition se sont réunis autour de la candidature d’Ekrem Imamoglu, par contre cette fois-ci les autres partis ont présenté des candidats mais en dépit de cela Imamoglu a été réélu avec un meilleur score qu’en 2019. Dans la capitale Ankara, le CHP a remporté 16 des 25 districts dont celui de Kecioren, le deuxième le plus peuplé dirigé par l’AKP et ses prédécesseurs islamistes depuis 1994.

Par ailleurs, la géographie politique du pays a évolué car le succès du CHP ne s’est pas limité à Istanbul et à Ankara. Le CHP dont la domination s’est longtemps limitée à l’ouest de la Turquie en particulier aux zones bordant la mer Égée et la mer de Marmara a réalisé une percée majeure en Anatolie s’emparant de villes longtemps contrôlées par l’AKP. C’est là, le véritable événement politique de ces élections car l’Anatolie est considérée comme le vivier électoral par excellence d’Erdogan et de son parti. Le CHP a notamment gagné à Bursa, grande ville industrielle du nord-ouest du pays, ainsi qu’à Adiyaman, une ville du sud-est qui a été endommagée par le séisme dévastateur de février 2023.

Par ailleurs, si les candidats du Parti de la justice et du développement ont gagné dans certains fiefs du parti comme Trabzon et Rize (nord-est), d’importants districts électoraux de ces deux provinces donnant sur la mer Noire se sont tournés vers l’opposition.

L’AKP perd 5 millions de voix

Alors comment expliquer que l’AKP ait subi des revers dans ces fiefs historiques? Pourquoi une partie de l’électorat de l’AKP s’est-elle détournée de lui? Comment le CHP, laïc et progressiste, a-t-il pu réaliser des percées dans les fiefs du parti islamiste?

Tout d’abord, le facteur économique a pesé dans ce scrutin. Les jeunes, les ménages ainsi que les retraités (électorat traditionnellement conservateur) sont épuisés par l’inflation qui demeure très élevé en dépit des promesses du pouvoir de la faire baisser. L’inflation était de 67% en février 2024 et de 68% en mars.

Ensuite, un autre facteur déterminant sur lequel est revenu le politologue Ahmet Insel dans une analyse sur la chaîne France 24, c’est la défection des électeurs de l’AKP. Beaucoup d’entre eux ont boudé le scrutin, selon Insel. Ces derniers ont opté pour l’abstention privant ainsi leur parti de leurs voix. Insel explique que l’AKP a perdu presque cinq millions de voix lors de ces élections et que son électorat a voulu lui envoyer un signal de mécontentement. Ceci explique la déroute du parti d’Erdogan dans ces fiefs traditionnels.

Enfin, il y a autre raison importante sur laquelle est revenue M. Insel dans son analyse, c’est que le parti kémaliste CHP ne fait plus peur à l’électorat conservateur. Il déclare: «Le CHP avait une position très laïcarde qui menaçait d’interdire le voile s’il revenait au pouvoir. Le parti a totalement changé de discours. Imamoglu à Istanbul et Yavas à Ankara sont significatifs de cette évolution du parti. Eux-mêmes sont pratiquants donc ils rassurent l’électorat de la classe moyenne». Comme le CHP ne suscite plus la crainte de l’électorat conservateur turc souvent issu des classes moyennes, Erdogan et l’AKP se sont retrouvés privés de leur fonds de commerce de protecteurs de cet électorat conservateur et de la religion contre les laïcards antireligieux et par conséquent l’argument identitaire qui mobilisait le réservoir électoral de l’AKP ne pèse plus.

D’ailleurs, une tendance importante dans la sociologie électorale et politique turque indique que des jeunes dont les parents votent AKP, eux votent CHP. 

Le revers de l’AKP résulte également des progrès réalisés par le parti Yeniden Refah Partisi (Nouveau parti de la prospérité), formation islamiste qui s’est imposée comme troisième force politique lors de ces élections municipales avec 6,2% des voix au niveau national. Les candidats de ce parti ont été élus à Sanliurfa (sud-est) et Yozgat (centre), deux capitales régionales dirigées par deux maires de l’AKP. Le parti a également conquis les voix du Parti de la justice et du développement dans plusieurs gouvernorats.

L’épreuve de l’usure du pouvoir

Le Yeniden Refah Partisi est dirigé par Fatih Erbakan, actuellement député de la deuxième circonscription d’Istanbul et fils de Necemettin Erbakan, premier chef de gouvernement islamiste de l’histoire de la Turquie et mentor de Recep Tayyip Erdogan. Tout au long de sa campagne électorale, Fatih Erbakan a dénoncé le maintien des relations commerciales entre la Turquie et Israël malgré la guerre à Gaza, il a déclaré: «L’issue de cette élection a été déterminée par le comportement de ceux qui continuent de commercer librement avec Israël et les tueurs sionistes.» 

Recep Tayyip Erdogan a rejeté le mot «défaite» mais a reconnu que les résultats des élections municipales de dimanche constituaient un «tournant» pour son parti. Il a par ailleurs appelé son camp à faire preuve d’«autocritique».

Le président turc, qui s’est mobilisé et a fait le tour du pays lors de la campagne électorale, a sans doute été sonné par cette mutation qui a touché aussi bien la géographie électorale que la sociologie politique du pays. Si l’Anatolie commence à lui tourner le dos, c’est que c’est un véritable signal d’alerte et en vieux briscard de la politique, il a dû capter ce signal et peut-être songé que l’usure du pouvoir commençait à agacer les Turcs.

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