Cette année, le Mois du patrimoine (18 avril-18 mai) ne ressemble pas à ses prédécesseurs. Avec un sentiment d’amertume doublé d’une colère contre l’injustice et le génocide à Gaza qui se déroule sur fond de silence arabe, un autre mois du patrimoine se déroule en parallèle en guise de solidarité avec le peuple palestinien résistant.
Amel Fargi
En effet, l’Association des sites et monuments présidée par le professeur Abdelaziz Daoulatli a inauguré ce mois spécifique par une séance scientifique tuniso-palestinienne tenue à la salle Tahar Haddad à la Bibliothèque Nationale.
Trois conférenciers se sont succédé à la tribune, le professeur Abdelhamid Larguèche, Faika Béjaoui, architecte et ancienne dirigeante de l’Association de sauvegarde de la médina, et le professeur Mazen Qamsia de l’université de Bethlehem.
La conférence inaugurale confiée au professeur Larguèche fut consacrée à la cartographie historique et le projet colonial.
En effet, l’historien a brossé, cartes à l’appui, la longue histoire de la représentation géographique de la Palestine dans l’imaginaire chrétien en Europe. Ce long cheminement à travers les ateliers de cartographie des églises et des rois a montré à quel point nous sommes face à une topographie imaginaire nourrie par les mille et une légendes de la Bible hébraïque, tronc commun au christianisme et au judaïsme.
Le nom de la Palestine reconnu aux cartes fabriquées cache en fait des noms bibliques des anciens royaumes d’Israël et des douze tribus, descendants de Jacob.
Ce dogme, devenu vérité biblique fixe, révèle et dévoile une croyance chez l’église du Moyen-âge jusqu’aux temps modernes.
Les cartes historiques françaises, mêmes celles faites après la Révolution de 1789 continuent à diffuser des messages bibliques sur des peuples imaginaires parce que disparus depuis l’époque romaine et ignorent les réalités humaines du terrain.
Carte vénitienne datant de 1320, l’auteur Marino Sanudo, voyageur pieux a fait cinq fois le voyage en Orient et a cartographié cette carte dans l’esprit de faire revivre l’esprit des croisades. Cette carte fait partie d’un ensemble de cartes et documents dédiés au Pape et au Roi de France.
Carte française de la fin du XVIIIe siècle : les contours du territoire palestinien sont bien connus à cette date, mais le contenu reste le même légendaire et biblique.
La cartographie et le projet colonial
Il faut attendre le XIXe siècle, siècle des empires coloniaux pour voir la réconciliation de l’église et de la science se traduire par une cartographie rigoureuse et scientifique surtout avec la montée de l’école cartographique allemande aussi systématique que rigoureuse.
Mais la rigueur scientifique basée sur les relevés du terrain et l’arpentage du territoire n’empêche pas la permanence de cet héritage biblique devenu une vérité immuable et axiomatique : la Palestine reste toujours dans ces cartes une terre des 12 tribus enfants de Jacob des anciens royaumes de Salomon et de David. Les Philistins, ces peuples de la mer, restent comprimés dans cette bande autour de la légendaire ville de Gaza.
1- Carte de William Van de Velde, 1858. Considérée comme étant la première carte scientifique de la Palestine. L’auteur a établi une intense coopération avec l’école de cartographie allemande qui donnait la priorité au travail de terrain et à l’observation. Il a coopéré avec le célèbre bibliste américain et cartographe W. Robinson.
2- Carte de la Mission britannique élaborée par le Fonds d’exploration de la Palestine, carte scientifique fondée sur l’arpentage du terrain et une documentation systématique, incluant même la toponymie des lieux en arabe et en anglais, 1890.
La deuxième conférence, donnée par l’architecte Faika Béjaoui a dressé le tableau noir à Gaza au présent. Nous connaissons bien le désastre humain dont le territoire de Gaza est le théâtre depuis plus de six mois et qui a fait 34 000 morts et près de 80 000 blessés, mais nous connaissons moins les destructions subies par le patrimoine monumental historique d’une ville qui a une histoire plus que millénaire. Les mosquées et églises historiques de la première heure sont réduites à même le sol.
C’est par centaines que les monuments historiques religieux et civils sont descendus par l’aviation et les tirs d’obus. On veut effacer l’identité et la culture d’un peuple et créer le néant. Bref, une nouvelle friche de la terre pour mieux la préparer à une éventuelle colonisation comme le réclame ouvertement le pôle sioniste de l’extrême soutenu par l’Occident de l’extrême.
Le territoire promis à la Palestine depuis Oslo en 1993. Il n’est plus le même aujourd’hui, il est toujours grignoté
La mosquée historique Al-Omari, sauvagement bombardée.
Le troisième conférencier, Pr. Mazen Qamsia de l’université de Bethlehem, a développé dans une narration émouvante le déroulement du drame total en Palestine, en commençant par Gaza mais qui se déroule aussi dans l’ensemble des territoires occupés.
Ethnocide et extirpation culturelle profonde et violente, bref une politique de l’effacement à grande échelle s’opère devant nos yeux à grande échelle.
Qu’est-ce qui reste aux populations écrasées, affamées, mises à nue autres choses que l’exil, la fuite impossible ? Nous assistons à un redoublement de résistance et d’attachement à la terre, plus puissant que l’acharnement génocidaire sioniste.
Ces oliviers qui racontent la terre et son histoire
Un débat passionné s’en est suivi animé par l’intellectuel Aissa Baccouche, qui a bien fait de rappeler la position de Bourguiba en 1965 lors de son voyage à Ariha (Jéricho) qui a fait un plaidoyer historique en faveur du partage et de la création de deux Etats, hélas devenu maintenant chimérique et irréalisable.
Bourguiba reçu par le Roi Hussein en Jordanie en 1965.
Face à cette question que posent aujourd’hui des intellectuels palestiniens surtout parmi la diaspora aux USA: peut-on encore croire en une solution politique fondée sur le partage onusien du territoire ? La réponse de plusieurs acteurs est non. Tout simplement parce que le projet colonial a fini par dévorer toute la terre palestinienne et l’on que s’achemine vers une situation comparable à celle qui prévalait en Afrique du Sud au temps de l’Apartheid : Etat raciste fondé sur la discrimination ethno-raciale et la violence.
Seul un Etat complètement «désionisé», reconstruit sur une base citoyenne et égalitaire où le Palestinien retrouve sa pleine dignité et droits nationaux, humains et politiques, pourrait constituer une solution satisfaisante à la question nationale palestinienne et à la question de la coexistence avec la population juive. Telle est le point de vue d’une partie de l’intelligentsia de la diaspora palestinienne en Occident.
La première journée est ainsi clôturée par une note d’espoir illustrée par le présent d’une carte historique de la Palestine qui remonte au XVIIIe siècle offerte par le Pr Abdelhamid Larguèche au Pr Khaled Kchir, directeur de la Bibliothèque Nationale. Une carte qui vient enrichir les trésors de cet établissement.
Malgré l’absence du public, surtout la jeunesse absorbée par les réseaux sociaux, l’épopée du Mois du patrimoine palestinien à Tunis continue tout au long du mois avec des séances scientifiques et culturelles à Tunis médina, à Hammam lif et au Centre des musiques méditerranéennes Ennejma Ezzahra.
* Enseignante chercheure en patrimoine.
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