En ce premier mai, et en célébrant le congé de la fête du travail, je me pose les questions suivantes : sommes-nous un peuple de paresseux? Des râleurs et des branleurs? Décryptage…
Moktar Lamari *
Les statistiques montrent que le Tunisien moyen produit en valeur (PIB en $ per capita) seize fois moins qu’un Israélien moyen, 14 fois moins qu’un Allemand moyen et 20 fois moins qu’un Américain ou un Canadien moyen. Et ces statistiques, qui empirent avec le temps, ne font qu’enfoncer le clou et confirmer l’hypothèse que les Tunisiens ont levé le pied sur le travail depuis une décennie, devenant plus branleurs que bosseurs, plus râleurs que bâtisseurs. Leurs gains de productivités sont quasi-nuls, souvent négatifs. Le sens du travail se contracte comme jamais. Leurs leaders ne font rien pour contrer cette néfaste tendance.
Pardon si la question offusque et si la vérité blesse. Les économistes des organisations internationales réunies à Washington, cette semaine, se posent ce genre de questions, la rage au cœur.
Déperdition du sens du travail
Dans le contexte de la crise économique et budgétaire, qui asphyxie la Tunisie, on ne doit pas fermer les yeux sur l’immensité de gaspillage du temps par ces milliers d’hommes, jeunes et moins jeunes, affalés dans les cafés à longueur de journée. Dans toutes les villes, tous les villages, tous les quartiers; ce fléau cache diverses problématiques d’improductivité, de sous-emploi et de déperdition du sens du travail.
Les observateurs étrangers n’arrivent pas à comprendre pourquoi ces milliers de fonctionnaires sont absents de leurs bureaux et pourquoi toutes ces lenteurs et tracasseries à chaque fois qu’on s’adresse aux services publics. C’est vrai pour obtenir une attestation de naissance, et c’est encore plus vrai quand on veut obtenir un titre de propriété ou importer une machine pour créer une entreprise et employer les jeunes chômeurs.
Les complexités administratives nous fait trainer entre les bureaux, subir les erreurs et les files d’attente. Et cela coûte cher aux citoyens, aux investisseurs, aux payeurs de taxes.
Cet enjeu ne trouve pas suffisamment d’écoute et d’intérêt chez les politiciens et les élites du pays. Puisque demander aux gens de travailler plus n’est pas un sujet populaire, choquant dans le contexte de résignation et de fatalisme de chez une large partie de l’opinion publique.
Dans toutes les sociétés, présentes, passées ou à venir, le sens du travail et la productivité des hommes et des femmes à l’emploi conditionnent la prospérité des nations et leur décadence.
Dans les sphères des élites politiques et médiatiques, les interminable débats au sujet de la grave crise économique et budgétaire qui ébranle la Tunisie, dissimulent un fait patent : la productivité des Tunisiens recule au lieu d’avancer et la valeur du travail s’évapore chaque jour un peu plus.
Nous avons consulté les données tunisiennes sur la productivité pour mieux creuser le sujet. L’Institut tunisien de la compétitivité et des études quantitatives (Itceq, décembre 2023) a publié ses résultats périodiques de la productivité dans les différents secteurs de l’économie tunisienne.
La panne de la productivité du travail
De manière générale, en Tunisie et pour l’ensemble des secteurs économiques, l’emploi total s’est accru de seulement 0,1% en 2023. C’est une hausse inférieure à celle du taux de croissance démographique estimé pour la même année de 0,8%. Une variation qui ne change rien au taux de chômage qui trône à plus de 16% (670 000 chômeurs ou presque).
Pour la même année, les gains de productivité du travail sont restés quasiment nuls (0,2%). Les gains de productivité du capital (outillage, machinerie, équipement, etc.) sont négatifs (-0,1%).
Cette panne de la productivité est largement expliquée par le recul des investissements, publics et privés, avec ces taux d’intérêt bancaires mirobolants dépassant les 10% par an et ces entraves multiples à la création des entreprises. Des blocages créés par une administration inefficace, pléthorique et ayant dévalorisé le sens du travail.
Dans les mêmes statistiques produites par l’Itceq (décembre 2023), les données concernant la productivité de l’administration publique sont dramatiques et en disent long sur ce que tout le monde pense tout bas.
Les données chronologiques sont résumées dans un tableau où quasiment tous les indicateurs de productivité des fonctionnaires sont dans le rouge. Disons qu’au lieu de faire des gains de productivité, les 760 000 fonctionnaires lèvent le pied pour travailler et produire moins, pour le temps pour lequel ils sont payés, salaires, primes et avantages en nature liés.
La productivité du travail est en recul pour la troisième année de suite! Les fonctionnaires donnent le mauvais exemple. Dit simplement, on livre de moins en moins de services publics par heure travaillée.
La productivité du capital dans le secteur de l’administration publique est aussi en chute libre pour la 4e année d’affilée. Cela veut dire que les équipements (voitures de fonction, ordinateurs, outillages entre autres) et les technologies à la disposition des fonctionnaires sont obsolescents ou moins bien valorisés et utilisés pour les fins de la production des services publics.
On ne s’étonnera pas que la productivité globale des factures au sein de l’État (agrégats mesurant le contexte institutionnel) soit aussi en recul pour trois ans de suite.
Ces fonctionnaires pléthoriques profitent des règles assurant la permanence dans l’emploi, indépendamment de leur productivité et rendement. Même s’ils sont absents, cela ne changera rien pour leur fiche de paie et émoluments globaux.
Productivité rime avec compétitivité
Les travailleurs opérant dans les secteurs de «l’hôtellerie, cafés et restaurants» se distinguent des autres, avec des taux de croissance de leur productivité à deux chiffres : 12,3% en 2021, 19,8% en 2022 et 11,3% en 2023.
Dans ce secteur, la productivité du capital est aussi à deux chiffres ayant atteint 27,5% en 2022. Même si le secteur est aujourd’hui aux prises avec des équipements et infrastructures vieillissants, et désuets on rapporte. L’intensité capitalistique (la valeur du capital sur les employés) s’essouffle passant 6,1% (2022) à de moins de 5% (2023). La valeur ajoutée économique du secteur croit à des taux très élevés, les 15 % depuis 2021.
Le secteur des «textiles, de l’habillement et cuirs», affiche aussi une hausse de la productivité de ses travailleuses et travailleurs. Ce secteur à main d’œuvre féminine, jeune et bien motivée, a vu sa productivité du travail croitre de 14%. L’espoir est donc féminin dans ce secteur, et bien d’autres.
Ici aussi, la dimension exportatrice de ce secteur intensif en main d’œuvre (féminine et silencieuse) fait que la productivité du travail est soutenue par les investissements étrangers et les technologies de pointe qu’on met en place, à la disposition de ces femmes et filles motivées et qui ne fréquentent pas les cafés, les stades et qui ne sont pas toujours valorisées et honorées à ce titre.
La productivité du travail dans le secteur des «banques et assurances» est aussi en recul (-0,1%), même si, en 2022, la valeur ajoutée a cru de 6,4%. Ce genre d’aberration en dit long sur la gestion peu concurrentielle du secteur vampirisée par les rentiers et paralysé par une gestion a vocation familiale et peu encline à s’ouvrir à la modernité.
Les chiffres sont têtus
Dit simplement, les 3,7 millions d’actifs occupés dans l’ensemble des secteurs formels n’ont pas produit plus par employé et pour la même durée du travail rémunéré. La productivité du capital mis à leur disposition a aussi enregistré un léger recul durant la 2015-2024.
Trois indicateurs viennent à l’appui de ce terrible constat.
1- Selon plusieurs études, le Tunisien moyen occupé et rémunéré travaille en moyenne pas plus 5 heures par jour, au lieu de 7 à 8 heures. Un tiers de temps payé n’est pas travaillé, sérieusement du moins.
2- La durée annuelle effective du travail ne dépasse pas donc les 1 350 heures payées. En France et en moyenne, les travailleurs font 1 680 heures pour les salariés à temps complet (données 2019), au Canada, 1890 heures par an (2022). La moyenne européenne est à 1846 heures, soit 40% de plus que la moyenne tunisienne.
3- Un taux d’emploi insuffisant, puisque la proportion de personnes demandant un emploi parmi celles en âge de travailler (15-64 ans) est de 43% seulement. Le taux d’emploi mesure donc la capacité d’une économie à utiliser de manière efficace son capital humain. Ce taux est pratiquement la moitié de ce qui est observé dans les pays occidentaux. Dans les pays européens ce taux oscille entre 62 à 80%. Pour l’ensemble de l’UE, la moyenne est de 70%. Les Pays-Bas sont à 81%, le Japon à 79%, l’Allemagne à 77% de même que le Danemark et la Suède, le Royaume-Uni et le Canada à 75%, les Etats-Unis à 71%.
D’où provient cette faiblesse ? En Tunisie, les femmes sont encore très peu intégrées dans le marché de l’emploi formel et rémunéré. Elles sont très souvent reléguées aux activités ménagères et plutôt informelles.
Pour l’essentiel, notre problème apparaît dans les deux parties extrêmes, la plus jeune et la plus âgée de la population. Le taux d’emploi des juniors de 15 à 24 ans est de 35%, celui des adultes de plus de 55 ans de 56% (même si ce dernier chiffre s’améliore lentement, avec le recul progressif de l’âge effectif de départ à la retraite).
L’emploi des seniors
Dans les deux catégories, les chiffres allemands, britanniques, néerlandais, danois, suédois, japonais, canadiens ou américains sont supérieurs d’une quinzaine à une vingtaine de points. D’un côté, nos jeunes peu diplômés ont encore beaucoup de difficulté à entrer sur le marché du travail, de l’autre l’âge de départ à la retraite est chez nous beaucoup plus bas que partout ailleurs : l’âge officiel est encore de 62 ans en Tunisie contre 67 aux Etats-Unis, en Allemagne, en Italie et aux Pays-Bas, 66 au Royaume-Uni et en Espagne, bientôt 64 en Suède, pays dit social et moins engagé dans le productivisme.
En outre, les entreprises ne se sont pas converties vraiment à l’emploi des seniors, qu’elles préfèrent pousser vers la sortie avant même leur départ en retraite, mouvement facilité par l’utilisation d’indemnités de chômage plus favorables pour les personnes âgées. Comme si patronat et syndicats s’étaient retrouvés sur cette idée simple : au-delà de 55 ans, il est normal de ne plus travailler.
Durée du travail plus courte, taux d’emploi nettement plus bas, productivité plus basse, le cumul de ces trois facteurs fait que la capacité de travail d’un Tunisien est inférieure d’environ 40 à 45% à celle de ses homologues étrangers et principaux concurrents.
Croire qu’un tel handicap pourrait être se résorber par des législations ou des formations professionnelles relève d’une légende, d’une illusion.
Mieux vaudrait reconnaître que oui, nous sommes flemmards. Avec quelques bonnes raisons mais aussi autant de mauvaises. La vraie question, qui mériterait d’être vraiment creusée dans toutes ses dimensions, est la suivante : pourquoi, pour les élites et politiciens tunisiens, le travail est-il perçu comme un facteur de souffrance, un mal auquel il faut mettre fin le plus vite possible, et non pas comme un facteur d’épanouissement, de plaisir et d’intégration sociale ? Quel est en Tunisie le sens (ou le non-sens) du travail ? Et pour quelles raisons ?
Un énorme réservoir de croissance
L’amélioration souhaitée du taux d’emploi est la variable clef qui permettrait à la Tunisie une sortie honorable de sa crise économique qui vampirise le pouvoir d’achat et endettent les générations futures.
Produire davantage de richesses, travailler plus et mieux, c’est la seule avenue qui mène à une croissance potentielle significativement positive, alors qu’elle est aujourd’hui à peine au-dessus de zéro. Juste faire ses heures de travail pour lesquelles les actifs occupés sont payés, sérieusement et sans absentéisme, ni paresse, pourrait procurer au moins 2 points de pourcentage de croissance additionnelle du PIB.
Faire passer le taux d’occupation (actifs âgés de plus de 15 ans) de 43% actuellement à 50-55% pourrait procurer au moins 5 à 8 points de PIB, par an. Et cela permettra de ramener rapidement une douzaine de milliards de dinars au budget de l’État, sans augmentation de la pression fiscale.
C’est cela compter sur soi pour sortir de la crise qui tire la Tunisie vers le bas. C’est cela la sortie par le haut! Pas par le bas, comme on a tendance à le penser. L’essentiel de nos problèmes, et notamment ceux liés à la dette et aux déficits budgétaires seront en partie résolues, sans passer par le FMI ou par les préteurs.
Que des enjeux de cette importance soient occultés dans les débats publics et ignorés par autant nos dirigeants politiques que de nombreux économistes des médias est simplement incompréhensible. Ces politiciens et ces partis qui surfent sur les slogans populistes et qui ne veulent pas parler des choses qui fâchent.
* Economiste universitaire – Canada.
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