Un proverbe tunisien dit : «Elle était tellement décharnée que tous les sans sou voulait l’acheter» (هزلت فسامها كل مفلس). L’adage parle d’une vache dans un marché à bestiaux, mais il s’applique aujourd’hui, malheureusement, à la Tunisie (que les patriotes me pardonnent cette désobligeante comparaison !). Et pour cause: tous les Tunisiens, ou presque, y compris les plus incompétents des tâcherons parmi eux, croient pouvoir la gouverner. Vidéo.
Ridha Kefi
D’abord, admettons le principe républicain, hypocritement égalitaire, selon lequel tous les citoyens ont le droit de présenter leur candidature à la présidentielle. Le Palais de Carthage n’est pas l’apanage d’une catégorie de la population et tout un chacun, si tant est qu’il estime posséder le charisme et les qualités de leadership nécessaires les habilitant à gouverner leurs prochains, peut postuler à y siéger. Pour cela, il doit juste présenter sa candidature, proposer un programme de gouvernement et se faire élire par une majorité de ses compatriotes.
Voilà pour la théorie, mais en pratique, le poste de président de la république est très exigeant en termes de compétences intrinsèques, car il ne s’agit pas seulement de se faire élire, n’importe quel amuseur public, moyennant flatterie, filouterie et un chouia de jobardise, peut aujourd’hui agréger les voix de ses concitoyens. Cela s’est vu sous d’autres cieux, et même chez nous.
Le sous-développement en passe de devenir une fatalité
Souvenons-nous : le magnat de la télévision et de la publicité Nabil Karoui, aujourd’hui en fuite à l’étranger et poursuivi dans des affaires de corruption, n’a-t-il pas réussi à passer au second tour des présidentielles de 2019 ? Il avait juste su utiliser deux leviers importants : la communication via la chaîne qu’il dirigeait alors, Nessma TV, pour pousser son avantage et s’attaquer à ses adversaires, et la charité bien ordonnée et, surtout, offerte en spectacle, grâce à l’association Khalil Tounes, du nom de son fils décédé dans un accident de la route.
Nabil Karoui n’était pas particulièrement charismatique ni n’a pas fait preuve, pendant la campagne électorale, d’une bonne connaissance des problèmes du pays qu’il ambitionnait de diriger ni n’a proposé des solutions réalistes et réalisables pour y remédier. Mais la sauce a pris et on a failli avoir ce grand filou au palais de Carthage pour cinq longues années. On l’a échappé belle, même si, cinq ans après, on n’est pas vraiment mieux loti.
Le problème avec ces «expériences démocratiques» dans lesquelles notre pays s’est trouvé brutalement projeté suite à une révolution qui n’a finalement rien changé à notre destin de peuple éternellement condamné au sous-développement, c’est qu’elles donnent des idées à certains quidams pour postuler eux aussi à la gloire en présentant leur candidature à la présidence de la république. Et lorsque la plupart des candidats plus ou moins sérieux se trouvent en prison ou poursuivis dans de vagues affaires, cela ouvre un boulevard devant les ambitieux, les filous, les originaux, ou les ingénus qui croient pouvoir accéder à la magistrature suprême.
On aimerait bien connaître les noms de la centaine de candidats à la candidature qui ont retiré auprès de la commission électorale les formulaires relatifs à la collecte des parrainages populaires. On en rirait sans doute jusqu’à en pleurer sur l’état de délabrement auquel est arrivée la scène politique tunisienne, devenue un souk des vanités.
Le rappeur au grand cœur et à la poche pleine
Ce commentaire nous est inspiré par l’annonce, hier, vendredi 26 juillet 2024, par Karim Gharbi, alias K2Rhym, de son intention de se présenter à la présidentielle du 6 octobre prochain. L’éphémère époux de la fille cadette de l’ancien président Zine El-Abidine Ben Ali, réputé pour ses tatouages et ses chemises bariolées, se présente comme un rappeur, un rappeur dont personne ne connaît un seul titre ayant figuré ne fut-ce qu’une semaine au box office. Ce que l’on sait de lui c’est qu’il porte des boucles d’oreille, de grosses chaînes, bagues et bracelets en or, et voyage en jet privé. Ceux qui l’ont connu disent qu’il était, dans une vie antérieure, peintre en bâtiment crevant la dalle en France, mais peu d’entre eux savent comment il a constitué sa supposée fortune. On sait cependant qu’il vit entre les Etats-Unis et certains pays d’Amérique du Sud où il aime s’afficher avec des stars du football et du showbiz.
Il faut dire que le nom de K2Rhym a commencé, il y a quelques années, à apparaître dans les sondages d’opinion parmi les dix personnalités les plus populaires en Tunisie. Cela a commencé avec ses tournées à travers la république au cours desquelles il offrait des dons en argent et en nature aux plus pauvres parmi ses compatriotes. Une équipe de communicateurs s’arrangeait pour le faire savoir au plus grand nombre de Tunisiens. Et c’est ainsi que le prétendu rappeur a construit une image d’homme de bien, charitable et patriote, qui se soucie du sort des plus démunis, suivant en cela la méthode de Nabil Karoui qui avait montré son efficacité.
On attendra de voir si la candidature de K2Rhym va être acceptée par l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), mais on ne serait pas étonné de le voir rafler beaucoup de voix, le 6 octobre prochain, et passer au second tour de la présidentielle, si second tour il y aurait, car tout semble déjà en place pour offrir un second mandat au président Kaïs Saïed.