L’auteur rend ici un hommage posthume à sa mère, une Franco-Tunisienne dont le destin exemplaire de fille du 20e siècle fut intimement lié à cette Méditerranée où sa vie s’écoula, paisible et riche de l’amour des siens et de toutes celles et ceux qu’elle a toujours aidés, avec générosité, honnêteté, rigueur intellectuelle et sens de la justice. (Ph. El Kef).
Dr Mounir Hanablia *
Maman, combien formidable fut ton destin. Fille de médecin originaire du Kef installé à Souk Ahras, née à Paris de mère française, tu passas les quatre premières années de ta vie dans un petit village du Midi de la France sous la garde de tes grands-parents. Puis tes parents te récupérèrent et ce fut là ton premier déchirement. Tu te réfugias à la campagne avec ta famille lorsque probablement, fin 1942 ou en 1943 avec l’opération Torche, la maison familiale fut bombardée par l’aviation allemande attirée par la fumée après l’explosion d’un dépôt de munitions dans la gare du quartier.
Ton père sous le régime de Vichy fut le seul à refuser de signer la pétition initiée par ses collègues européens demandant l’interdiction d’activités d’un de leurs confrères israélites, qui finit par devenir horloger.
Tu fus placée au collège à Constantine où tu appris à connaître le racisme européen, mais aussi à respecter tes camarades quelles que fussent leurs communautés. Puis tu fus placée au lycée de la Rue de Russie où tu te découvris des affinités avec les enfants de de la bourgeoisie tunisoise moderniste, en particulier ceux de la famille de feu Mahmoud Messaadi.
Malgré cela, attirée par un égalitarisme affiché ainsi qu’une défense de l’indépendance tunisienne, tu possédas une carte du Parti communiste, sans t’y livrer à aucune activité. C’était là une manifestation de ton idéalisme, parfois naïf, un trait essentiel de ta personnalité.
Tu finis par épouser le jeune médecin destourien que ton père t’avait présenté, parce que tu pensais respecter ainsi sa volonté.
A l’indépendance, tu aliénas une partie de toi même parce que ni les Français ni les Tunisiens ne toléraient alors pour leurs ressortissants d’autre nationalité que la leur. Tu choisis donc la nationalité tunisienne au prix d’une déclaration de renonciation, mais sans abandonner celle de ta mère auprès des autorités de son pays, qui t’en portèrent grief. Deux de tes enfants, Tunisiens nés avant l’indépendance, eurent plus tard ainsi la nationalité française lorsqu’ils la sollicitèrent, alors que le troisième, né après, fut déclaré indigne du droit du sang gaulois qui coulait pourtant aussi dans ses veines.
Aliénée par le racisme, l’arbitraire administratif, le poids de l’autorité paternelle, et le conservatisme, ta révolte s’exprima dans le soutien que tu ne cessas d’apporter à la cause féministe, à travers tes articles dans la revue Faiza, puis au sein de la revue Raja, où, peut être par pur choix tactique, tu essayas un moment de concilier probablement sans grande conviction tes velléités révolutionnaires avec le message idéalisé de l’Islam.
Découvrant l’importance de la culture dans une perspective de changement, tu entrepris d’en révéler la richesse des racines à travers le musée d’art et de traditions populaires que tu eus le loisir d’installer dans la ville du Kef dont ton père était originaire. C’était après ta période dans l’enseignement, au cours de laquelle tu contribuas à faire prendre conscience à beaucoup d’élèves d’un quartier populaire de la capitale des potentialités dont ils étaient les dépositaires qui leur permirent de devenir plus tard des personnalités éminentes du pays.
Étant toi-même professeur de français, tu défendis la cause de ceux parmi les élèves qui, bons partout, s’efforçaient de rejoindre la filière mathématique et scientifique qu’on prétendait leur interdire, grâce à laquelle ils prirent finalement rendez-vous avec leur brillant destin. Puis tu choisis de repartir en France, afin de tenter de te réconcilier avec la part de toi même dont tu avais été privée, celle du Nord sans renier pour autant celle que tu ramenais du Sud, en recherchant la sérénité de l’esprit, dans l’anonymat. Mais un drame familial finit par te faire retourner d’où tu venais, afin d’aider à élever le petit-fils que tu ne connaissais pas encore. Tu n’en contribuas pas moins au dialogue euro-méditerranéen à partir du Kef au moment même au début des années 90 où les Européens, en cherchant une alliance avec les pays sud méditerranéens, tentaient de desserrer l’étreinte américaine qu’ils percevaient pesante avec la guerre du Golfe puis de Yougoslavie.
En fin de compte, tu y trouvas également l’affection de deux autres petites-filles. Tu eus même le bonheur de faire la connaissance de trois de tes arrière-petits-enfants. C’est donc au Sud de la Méditerranée que ton destin hors du commun finit par s’accomplir pour s’achever le jour même où l’une de tes petites filles soutenait sa thèse de doctorat en médecine.
La fin fut paisible mais ses prodromes le furent moins. Cela faisait déjà quelques mois que l’inexorable se profilait, et pas toujours de la plus agréable des manières, mais qui aurait imaginé que cela se passât ce jour-là alors que la veille les choses semblaient se passer plutôt bien ?
Tu ne nous a légué ni propriétés, ni comptes en banques, ni villas, ni appartements. Tout ce que tu as gagné, tu t’en es toujours servie pour aider des personnes défavorisées, qu’elles fussent ou non de ta famille. Nous avons hérité de ta générosité, de ton honnêteté, de ta rigueur intellectuelle, de ton sens de la justice, de tes révoltes, associés à un souci de la culture et de l’information sans lequel on ne pourrait comprendre ni corriger le monde mouvant dans lequel nous évoluons.
Tu m’as appris à être fier de demeurer humain dans un monde qui l’est moins. Ta mémoire m’accompagnera jusqu’à la fin de mes jours et inspirera tes arrière petites filles. Merci Maman !
* Médecin de libre pratique.
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