La Tunisie a du mal à se débarrasser de ses vieux démons, qui s’appellent népotisme, corruption et bureaucratie. Mais, empêtrée qu’elle est dans ses inextricables contradictions, elle a encore plus de mal à définir une voie de sortie de crise.
Par Imed Bahri
La vision économique du président Saïed se base sur des concepts flous et pèche par un mélange d’idéalisme et de populisme qui la rendent inintelligible et difficile à mettre en œuvre, alors que le pays, presque à l’arrêt, continue de s’enfoncer dans la crise.
«L’Etat tunisien ne renoncera pas à son rôle social», a martelé le président de la république, Kaïs Saïed, ajoutant que «l’Etat protégera ceux qui s’enrichissent dans le respect de la loi, mais il sera ferme envers ceux qui n’acceptent pas de rendre des comptes».
Le chef de l’Etat, qui recevait mercredi 3 janvier 2024, au palais de Carthage, la ministre des Finances, Sihem Nemsia et la ministre du Commerce, Kalthoum Ben Rejeb, est reparti en campagne électorale avant l’heure en reprenant des slogans populistes qui n’engagent que ceux qui y croient, et ils sont nombreux aujourd’hui en Tunisie.
Les pauvres contre les riches
Le président Saïed a tendance à oublier qu’il est le chef suprême de l’exécutif, qu’il est aux commandes depuis plus de quatre ans et qu’il est tenu non pas de discourir, comme il le fait souvent, mais de prendre des décisions concrètes susceptibles de mettre en œuvre les remèdes qu’il préconise pour sortir le pays de la crise. Il a aussi tendance à endosser le rôle de l’opposant majeur à un Etat dont il est pourtant censé être le chef. Résultat : on sait ce à quoi il s’oppose, mais on a toujours du mal à comprendre ce qu’il veut exactement et où il veut aller. Et nous amener…
«Ceux qui se sont révoltés contre l’injustice et le despotisme sont les pauvres et les indigents», a cru devoir rappeler le président, en se référant aux émeutes du pain de janvier 1984, déclenchées suite à la levée des subventions des céréales et dérivés et à la hausse du prix du pain.
«Certaines parties aspirent encore à supprimer ces subventions et veulent priver les personnes nécessiteuses du soutien de l’Etat. Ces parties ont aujourd’hui de la nostalgie pour de telles émeutes lors desquelles des centaines de martyrs sont tombés», a encore déclaré le président, sans nommer les dites «parties», sachant que la réforme du système des subventions a été présentée par le gouvernement tunisien lui-même dans son programme de prêt de 1,9 milliard de dollars sollicité auprès du FMI en 2022, alors que M. Saïed était à la tête de l’Etat !
A moins de penser que le gouvernement nommé par le président de la république s’oppose à la politique de ce dernier, on a du mal à comprendre ces déclarations intempestives du président et qui semblent en décalage par rapport à ce qui est censé être son rôle exécutif.
Le peuple et ses ennemis présumés
En affirmant, par ailleurs, contre ceux qui «œuvrent à lever les subventions de différentes manières», qu’«il ne restera pas les bras croisés devant ces pratiques et qu’il s’emploiera à satisfaire les revendications du peuple en matière de justice sociale», le président de la république assombrit encore davantage le tableau. En mettant, dans le même sac, les lobbies d’intérêt, les hommes d’affaires corrompus et les responsables de l’administration publique qui seraient au service de ces derniers, il ne rassure personne quant à ses projets dans un pays quasiment bloqué et qui traverse une crise générale de confiance.
Soulignant son attachement à la justice sociale, le président de la république a affirmé la nécessité de rétablir le rôle social de l’Etat, de redresser la situation des entreprises et des établissements publics en difficulté et de «les protéger contre ceux qui veulent les détruire», sans préciser concrètement ce qu’il compte faire à cet effet, se contentant de lancer des menaces contre de vagues ennemis, de riches hommes d’affaires en l’occurrence qui, selon lui, refusent de rendre des comptes de leurs abus présumés.
Les seuls mécanismes de rétablissement de la justice sociale proposés par M. Saïed restent «assolh al-jazai» (ou réconciliation pénale) et les «chariket ahliya» (ou entreprises citoyennes) dont il ne parvient pas lui-même à définir clairement les contours et les modes de fonctionnement. Ces deux processus, lancés depuis deux ans, peinent à avancer et à donner les résultats escomptés. A qui la faute? On peut toujours mettre en prison tel ou tel homme d’affaires soupçonné de corruption, ou accuser l’administration publique de faire obstruction à la volonté présidentielle, mais cela fera-t-il avancer les choses ?
Qu’on nous permette d’en douter, car, l’économie fonctionne à la confiance et ne supporte pas l’instabilité, le flou, l’ambiguïté et l’incertitude dans laquelle nous baignons en Tunisie depuis 2011. Et rien ne semble indiquer que la sortie du tunnel s’approche, alors que la situation générale dans le pays s’assombrit chaque jour un peu plus.
Donnez votre avis