Les agriculteurs du nord de la Tunisie affirment que les conditions s’aggravent progressivement malgré les efforts du gouvernement pour lutter contre le changement climatique. (Ph. Jihed Abidellaoui/Reuters).
Simon Speakman Cordall
Zohra Naffef travaille depuis des années dans la ferme de son mari près de Ghar El-Melh, dans le nord de la Tunisie. Avec son mari maintenant malade et sa famille ayant déménagé, elle le fait sans aide.
La chaleur n’aide pas. Déjà quatre ans après le début d’une sécheresse, le pic de 50 degrés Celsius (122 degrés Fahrenheit) [enregistré durant l’été 2023] a provoqué une pénurie d’eau et rendu l’avenir incertain. Les conditions des agriculteurs se détériorent progressivement, dit-elle. Pourtant, entre politique gouvernementale et changement climatique, elles deviennent impossibles.
«Il y a une grave pénurie d’eau ici. Les puits s’assèchent et le gouvernement met trop de restrictions sur les politiques de l’eau», a déclaré Naffef à Al Jazeera. «Il vous est désormais interdit d’irriguer vos légumes avec l’eau de ces anciens puits», a-t-elle déclaré, tout en avertissant qu’il restait de l’eau pour les animaux et les arbres. «Bien sûr, les agriculteurs désobéiront à ces nouvelles ordonnances. Ils doivent sauver leurs terres. Nous essayons maintenant de nous entraider», explique encore Naffef, ajoutant que les voisins s’entraident, si, par exemple, l’un d’eux a la permission de puiser de l’eau à un puits, ils en passeront en cachette à quelques-uns de leurs collègues agriculteurs.
Lorsque Rhodes brûle, la Tunisie cuit
Les conditions météorologiques extrêmes qui touchent [depuis plusieurs étés] une grande partie du sud de l’Europe affectent également l’Afrique du Nord et, lorsque Rhodes brûle, la Tunisie cuit.
Même avant que le changement climatique et l’évolution des conditions météorologiques n’y augmentent les températures, la Tunisie, comme les pays du sud de l’Europe, était en difficulté. Quatre années de faibles précipitations ont fait des ravages.
La Tunisie, qui puise l’essentiel de son eau dans les précipitations, est vulnérable aux déficits pluviométriques.
Des images satellite des réserves d’eau de la Tunisie prises avant les épisodes de chaleur extrême [de l’été 2023] dressent un tableau sombre. Les niveaux dans aucun des barrages tunisiens ne dépassaient 31%.
La capitale et ses environs ont été désignés comme présentant un risque particulier de pénurie d’eau, tandis que la plus grande réserve d’eau douce du pays, le barrage de Sidi Salem à l’ouest de Tunis, a vu son niveau de remplissage baisser jusqu’à 16% [avant de remonter à 40% après les pluies de l’hiver 2023-2024].
Pourtant, rien ne permet d’affirmer que le gouvernement a été inactif.
Fin mars 2023, la Sonede, la société publique qui gère l’eau en Tunisie, a annoncé qu’elle coupait l’approvisionnement des ménages à partir de 21 heures tous les soirs, et interdisait son utilisation pour le lavage des voitures et le nettoyage des espaces publics. Ceux qui enfreignent les nouvelles restrictions sont passibles d’une amende et d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à six mois, avait-on menacé.
Le président Kaïs Saïed, quant à lui, a rejeté la responsabilité des pénuries d’eau sur des saboteurs et des opposants politiques.
L’hiver 2023 a été exceptionnellement sec en Tunisie. S’en est suivi un mois de mars – mois clé pour les agriculteurs où les cultures fraîchement semées, comme le blé et l’orge, sont irriguées – qui a été le deuxième plus sec depuis 1970.
Sol trop sec et terres parfois stériles
Sur une grande partie des collines qui définissent des pans du paysage du nord de la Tunisie, des étendues entières de terres étaient stériles, le sol trop sec pour soutenir les pousses plantées plus tôt dans l’année.
«Les agriculteurs perdent confiance. Quand je leur parle et que j’essaie de les réconforter et de leur dire que des choses peuvent encore être améliorées, j’ai l’impression qu’ils ne sont pas convaincus», a déclaré Naffef
Les infrastructures, souvent vieilles de plusieurs décennies, aggravent le problème du manque de précipitations. «Beaucoup de canalisations sont très anciennes, datant des années 1950. Et elles n’ont pas vraiment été entretenues depuis la révolution [de 2011], ce qui a entraîné la perte de plus d’un tiers des ressources», a déclaré Imen Rais, responsable du programme d’eau douce du Fonds mondial pour la nature.
Aux problèmes d’infrastructures défaillantes s’ajoute la décision de la Tunisie, dans les années 1970, de réorienter l’essentiel de sa production agricole vers les agrumes, les légumes hors -saison et divers fruits, au détriment des cultures traditionnelles, comme les céréales et les légumineuses.
Bien qu’elles soient idéales pour l’exportation, les nouvelles cultures nécessitent de grandes quantités d’eau pour se maintenir, poussant leur disponibilité et leur coût bien au-delà de la portée de la poche tunisienne moyenne, ne laissant à la population d’autre choix que de se contenter d’un régime de pain et de nourritures bon marché à partir de blé importé.
Avec une si grande partie de ses terres agricoles consacrées à des cultures plus rentables pour l’exportation, la Tunisie doit compter sur les importations de céréales pour nourrir sa population. Le résultat, comme sa dépendance à l’eau de pluie, est de rendre la Tunisie particulièrement vulnérable à des événements, tels que la sécheresse, le changement climatique et la guerre en Ukraine.
On donne la priorité au produit, et non au producteur
L’agriculture n’est pas une priorité pour le gouvernement. Il soutient certes les agriculteurs, en achetant leur récolte à des taux fixés à Tunis et largement indépendants des conjonctures, telles que la guerre ou la sécheresse, mais cela loin d’être suffisants, a déclaré Aram Belhadj, économiste à l’Université de Carthage, à Al Jazeera. «Il [le gouvernement] donne la priorité au produit, et non au producteur ou à l’agriculteur, ce qui fausse le marché. Ce sont les personnes que nous devons encourager», a-t-il souligné. Et d’ajouter : «La production est à son plus bas maintenant [et l’a été] depuis aussi longtemps que l’on s’en souvienne. C’est certainement plus bas que dans les années 90 et 2000», lorsque la production d’une étendue de terre dépassait de loin son équivalent actuel.
Pour la Tunisie, embourbée dans la dette publique et avec plusieurs emprunts internationaux arrivant à échéance au fur et à mesure, toute pression supplémentaire sur les deniers publics risque de pousser jusqu’au point de rupture. «Le résultat est que la Tunisie doit maintenant payer pour importer ces biens, ce qui, à mesure que les prix augmentent, exerce une forte pression sur les finances publiques», a déclaré Belhadj.
Néanmoins, à Ghar El-Melh, Naffef reste sage. «Les agriculteurs continuent de travailler leurs terres parce que cela signifie beaucoup pour eux. C’est la seule chose qu’ils continueront à faire, quelles que soient les conditions. Ils emprunteraient de l’argent et feraient n’importe quoi pour continuer à planter. Ils espèrent que chaque nouvelle année apporte de meilleurs pourcentages de précipitations. C’est tout ce qu’ils espèrent», a-t-elle déclaré.
Traduit de l’anglais.
Source : Al-Jazeera.