L’affaire de la Franco-syrienne Mennel appelle à se demander si la liberté d’expression ne se trouve pas, de plus en plus mise à mal, en France, par les dérives de la pensée unique.
Par Jamila Ben Mustapha *
L’affaire Mennel relève de ces faits d’actualité apparemment anodins mais qui se sont révélés être le symptôme du malaise, des malentendus et de la crispation qui se sont installés, surtout depuis les attentats, entre les Français et leurs compatriotes de confession musulmane.
Mennel est une jeune française de 22 ans d’origine syrienne, qui habite Besançon et se trouve en voie de terminer son master en anglais. Mais sa passion véritable, c’est la musique et le chant, pourvue qu’elle est d’une belle voix. Elle publie des vidéos d’elle sur sa chaîne YouTube et chante autant en anglais qu’en arabe.
Un rêve qui va se transformer en cauchemar
Elle a été contactée par l’émission ‘‘The Voice’’ de TF1 pour participer au concours que cette chaîne organise. Elle y est passée, le samedi 3 février 2018. Sa prestation s’est terminée par une grande ovation des spectateurs et des membres du jury. Elle a interprété la chanson de Leonard Cohen ‘‘Allelujah’’ en anglais, mais aussi en arabe.
Quelle allure avait-elle, sur le plan physique? Tenant à cacher ses cheveux, elle portait un turban bleu ciel élégant qui était en harmonie avec son regard de la même nuance de bleu, turban dont la présence avait l’air justifiée plutôt par des raisons d’ordre esthétique que religieux. Elle avait une jupe assez courte mais ses jambes étaient recouvertes de collants non transparents.
Mennel, jeune fille ravissante et talentueuse et qui est arrivée à s’approprier une chanson difficile en y mettant toute sa sensibilité, sa finesse et sa douceur, a cru un moment vivre un rêve en voyant son talent reconnu. Oui, mais, très vite, ce rêve va se transformer en cauchemar parce qu’elle va subir un lynchage médiatique en règle.
On va lui reprocher son turban, le fait qu’elle ait chanté aussi en arabe : «Chanter en arabe par les temps qui courent !», a dit une journaliste de ‘‘Touche pas à mon poste’’, Isabelle Morini-Bosc, comme si c’était, en soi, un délit. Apprécions, au passage, l’intelligence de la remarque.
Mais le plus grave, c’est que certains sont allés fouiller dans ses comptes Facebook et Twitter et ont trouvé des réactions imprudentes et complotistes de la jeune fille, âgée alors de 20 ans, qui contredisaient la thèse officielle sur les attentats subis par la France.
Elle y exprimait des doutes sur la responsabilité des auteurs directs de l’attentat de Nice et de celui de Saint-Etienne-du-Rouvray où, rappelons-le, un prêtre de 86 ans a été égorgé en pleine prière, en pleine attitude d’abandon ! Elle avait affirmé à propos de ce second attentat: «C’est notre gouvernement qui est terroriste». Et puis, à sa charge toujours, on cite aussi sa sympathie exprimée pour Tariq Ramadan et Dieudonné, bêtes noires de l’opinion, dans l’Hexagone.
Une technique d’inquisition moderne
Quoi penser, tout d’abord, de cette technique d’inquisition moderne, de ces méthodes qui consistent à inspecter un espace qu’à l’âge de 20 ans on pourrait avoir l’illusion de croire qu’il est privé, et où on pense pouvoir tout dire, même des bêtises et des aberrations?
Ces tweets vont lui porter un coup fatal car même si elle s’est empressée de les effacer et de les regretter, elle se trouvera acculée, le 8 février, à se retirer de la compétition : une nette majorité de l’opinion publique française s’est prononcée contre la jeune fille, et alors qu’elle voulait concilier sa foi avec la modernité, Mennel qui avait tout pour plaire – beauté, sensibilité et talent –, s’est trouvée faire l’unanimité contre elle.
Des marqueurs identitaires neutres ou découlant nécessairement de son origine syrienne, deviennent source d’accusation, sont criminalisés : chanter en arabe, se faire des soucis pour la Syrie en guerre, et, en tant qu’Arabe, avoir un penchant pour la Palestine (quel crime!)
Les tendances politiques les plus opposées sont contre elle. Pour un islamiste traditionnel, elle n’est pas vêtue de façon correcte, elle chante aussi, et interprète, en plus, le texte d’un artiste de confession juive : Leonard Cohen. Pour un laïc, elle doit se conformer à l’apparence physique générale et à la façon de s’exprimer d’une Française de souche. Pour un sympathisant d’extrême-droite, elle n’est pas moins qu’un cheval de Troie de l’islamisme qui veut sournoisement faire son entrée dans une chaîne française, et ces dernières accusations sont affirmées sans nuances, sans preuves, pour la seule volonté de les dire et parce qu’on désire y croire.
Mennel a dû en apprendre des choses, sur ce qu’elle est ! À son attitude complotiste, on a répondu par une attitude qui l’est autant : elle ne représenterait ainsi pas moins que la volonté de l’islam politique d’envahir l’espace médiatique français sous des airs séduisants et glamourisés en utilisant l’apparence de Mennel. Pour toutes ces raisons, on juge qu’elle est digne d’être «virée» des chaînes publiques françaises, et ce mot injurieux est sciemment employé.
Mettons-nous, un moment, à la place de cette jeune fille. Son pays natal, c’est la France et elle est de confession musulmane. Elle essaie de concilier, dans son apparence, les impératifs de la société où elle vit et qu’elle a bien intégrés d’ailleurs, avec ceux qu’elle pense être nécessités par ses croyances religieuses.
Or, l’islam qui a cours, aujourd’hui en France, sous les yeux des autorités, a pour leader, jusqu’à son incarcération, Tariq Ramadan et d’autres prêcheurs qui lui ressemblent. Le philosophe français Abdennour Bidar a d’ailleurs accusé clairement la classe politique, les médias et les intellectuels français de laxisme pour avoir laissé se répandre l’idéologie des Frères Musulmans, sous une forme soft et édulcorée, dans un article paru dans ‘‘Le Monde’’ du 14 novembre 2017.
Comment exiger alors de Mennel, à seulement 22 ans, d’être capable d’affiner, de rectifier sa représentation de l’islam, d’en adopter une autre qui serait, par exemple, aussi belle et syncrétique que celle développée par un mystique comme Ibn-Arabi?
Peut-elle interpréter autrement ce lynchage médiatique que comme l’expression de son éjection de la communauté française à laquelle elle appartient pourtant de facto? À quelle patrie, à quelle nationalité peut-elle s’identifier maintenant, elle qui est née à Besançon ? Mennel devient «…une partie de la jeunesse de France à qui l’on refuse sa part de France» affirme Saïd Benmouffok, dans son article paru le 9 février dans ‘‘Libération’’.
Le traumatisme du rejet violent du pays d’accueil
Le cas de cette jeune franco-syrienne pose le problème de la tolérance de la majorité à la visibilité des fortes minorités. Les Français musulmans doivent-ils faire l’effort de se dissoudre en supprimant tout signe d’appartenance culturelle et religieuse comme l’exige Éric Zemmour? Jusqu’où ces signes peuvent-ils se manifester? Quel est le dosage de spécificité culturelle qui serait tolérable et supportable?
Ce qui est sûr, c’est que cette jeune fille vient de subir un traumatisme, un rejet violent du pays d’accueil dont elle a la nationalité, pays lui-même traumatisé par les attentats successifs qu’il a subis. Il a été impossible à Mennel de donner sa vérité, de se présenter telle qu’elle est : une rencontre, une synthèse entre deux cultures dont elle ne peut renier aucune facette.
Ce n’est pas ainsi que l’État français va faciliter et obtenir l’intégration des jeunes musulmans qui vont s’identifier à elle. C’est ce qu’ont souligné des personnalités comme Clémentine Autain, Natacha Polony et Raphaël Glucksmann qui n’hésite pas, lui, à parler de l’éviction de la jeune fille comme d’une «catastrophe». Il s’inquiète à juste titre des conséquences de cet acte sur le renforcement du sentiment d’exclusion que va éprouver la communauté musulmane. Et puis, il a remarqué qu’on a oublié, dans cette affaire, l’essentiel, à savoir que cette jeune fille n’est pas une personne politique, qu’elle est seulement et avant tout, une artiste.
Devant cette réaction générale qui équivaut à une sanction sans explications, les opposants au renvoi de Mennel ont tous parlé de la nécessité du dialogue, de l’éducation pour lutter contre la théorie du complot qui est répandue à presque 80% dans toute la population française, musulmane ou pas.
Après de tels faits, on peut se demander si la France est le pays de la liberté d’expression ou si cette dernière ne se trouve pas, de plus en plus, mise à mal par les dérives de la pensée unique. Et puis, n’a-t-on pas le droit à l’erreur tant qu’on ne dépasse pas le domaine de la simple opinion? Jusqu’où peut aller la liberté de penser? Et le droit à l’insolence, à la rébellion et à la transgression, de la jeunesse? Et le droit qu’elle a aussi, au pardon, au changement et à la maturation, vu que tout l’avenir est ouvert devant elle?
Certes, l’engagement militaire de la France sous la bannière de la coalition occidentale, en Libye d’abord et en Syrie ensuite, ne contribue pas à faciliter le dialogue entre les Occidentaux et les Musulmans, en France; il en est de même, des attentats répétés de Daech dans ce pays, qui ont frappé à l’aveugle, fait des victimes innocentes dans l’immédiat, mais aussi d’autres, à long terme, sur le plan social.
En effet, quel cadeau empoisonné les assassins affiliés à ce mouvement n’ont-ils pas livré aux Musulmans de France, en rendant l’intégration de ces derniers beaucoup plus difficile dans le pays d’accueil !
* Universitaire et écrivain, auteure du roman ‘‘Rupture(s)’’, Tunis, 2017.
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