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Tunisie : L’entreprise publique à la croisée des chemins

Au-delà du clivage entre défenseurs du secteur public et adeptes de la privatisation, il n’est plus possible de maintenir sous perfusion des entreprises publiques en quasi faillite.

Par Yassine Essid

Lorsque l’économie du pays s’était soustraite du contrôle du pouvoir colonial, l’Etat indépendant a pris une part centrale dans le devenir de la nouvelle société. Bourguiba n’a-t-il pas proclamé, pour la décennie 1960-70, l’engagement de la Tunisie dans la «Grande bataille» pour le développement économique et social, par l’accès au savoir et à la technique des pays avancés et pour la dignité de l’homme et de la patrie?

L’Etat providence, l’Etat-monopole

C’est ainsi que l’Etat était devenu, presque malgré lui, l’unique promoteur du développement. Un objectif qui avait pris le pas sur d’autres aspects de l’accès à la modernité, notamment le report sans cesse reconduit du pluralisme politique et de la liberté démocratique. Tout devait alors être sacrifié à l’idéologie du développement.

Dans un tel contexte, rien n’échappa au pouvoir et au contrôle d’une bureaucratie d’Etat dont le champ d’activité ne se limitait pas aux seuls domaines régaliens, mais s’étendait à tous les secteurs : culture, information, santé, protection sociale, éducation, exploitation minière, etc.

L’Etat était en outre implanté dans les branches les plus dynamiques, et les entreprises publiques, appelées à jouer le rôle moteur qu’on attend de la politique industrielle, produisaient des biens intermédiaires et des biens d’équipement.

L’Etat exerçait en plus un quasi-monopole sur le transport, la poste et télécommunication voire dans le contrôle de certains circuits commerciaux. Dans les rares branches où coexistaient entreprises publiques et privées, comme l’industrie touristique, par exemple, les premières n’ont pas eu un comportement très différent des autres, même si le tourisme privé avait bâti son infrastructure et réussi son expansion – et la fortune de ses promoteurs –, grâce aux subsides de l’Etat.

En définitive, le développement, tel qu’on l’entendait, n’était possible, pour des raisons de ressources, de capacités d’organisation et de gestion de risques, que moyennant la prise en charge par l’Etat de tout ou partie des fonctions nécessaires, même si les erreurs d’appréciation, et c’est un euphémisme, ont été aussi dramatiques que nombreuses.
En matière de ressources humaines, les importantes fonctions de services publics sont remplies par des établissements dont les effectifs en personnel n’avaient cessé d’augmenter.

L’image sensiblement dégradée du fonctionnaire

D’ailleurs, aujourd’hui, l’image de ces «masses de fonctionnaires» jugés de moins en moins performants, est bien ancrée dans l’esprit du public. Et pas seulement chez les défenseurs du «moins d’Etat» qui remettent en cause le mode d’organisation, de fonctionnement et de gestion des établissements publics, administration autant qu’entreprises.

Enfin, dans la culture sociale, force est de reconnaître que l’image du fonctionnaire s’est sensiblement dégradée. Il fut un temps où, faire parti du personnel de l’administration, se prévaloir du statut d’agent titularisé, installé dans une hiérarchie administrative avec la garantie de la sécurité de l’emploi, était plus prestigieux que celui arboré par l’employé du secteur privé, nonobstant l’écart de revenus.

D’ailleurs, sur le plan matrimonial, le fonctionnaire («muwadhdhif») bénéficiait de considération qui en faisait un bon parti, contrairement aux valeurs sociales qui dominent aujourd’hui où il se retrouve dévalorisé, raillé, affligé d’un handicap majeur s’il devait demander la main aux parents de sa bien-aimée.

L’intention, bien qu’incertaine du gouvernement de procéder à la privatisation d’un certain nombre d’entreprises d’Etat, révèle au moins que ce problème n’est plus tabou. Car entre le public et le privé, il y a l’usager, dont la structure d’esprit a toujours été ambivalente : une dans son inspiration, et double dans son expression.

Dans sa conscience de contribuable, il sera attentif au mode de gestion des deniers publics, aux objectifs d’efficacité, de productivité, de compétitivité toujours plus élevés exigées des entreprises publiques et l’incapacité constatée de leur difficile adaptation à un monde en perpétuel changement, donc à leur rentabilité autant qu’à leur endettement.

En revanche, dans sa conscience d’usager, ce qui lui importe le plus c’est d’abord le prix des prestations et, accessoirement, la qualité de service (confort et courtoisie de l’accueil, pratiques vestimentaires des employés dans leur contexte professionnel, capacités d’écoute, possibilités de recours, etc.). Qu’il soit l’un ou l’autre, ou les deux, l’usager se retrouve doublement pénalisé : par la dégradation du service public et l’incessant déficit des entreprises d’Etat.

Revoir le statut et le rôle des entreprises publiques

Il faut rappeler, cependant, qu’en matière de gestion financière, les entreprises publiques n’ont jamais eu vocation de réaliser des taux de marge élevés, d’être rentables, mais d’assurer avant tout la continuité du service public, l’égalité de l’administration envers les usagers et la considération attentive à leur pouvoir d’achat. Sauf que l’aggravation de leur endettement, l’absence de toute perspective d’autofinancement compte tenu de leurs frais financiers en personnel pléthorique particulièrement lourds, et au caractère insuffisamment rémunérateur des prix malgré une position de monopole, en font les victimes du «cercle vicieux» de l’économie de la dette du fait du non-paiement ou d’arriérés de paiement de factures par l’Etat ou autres collectivités publiques. À ce propos, le cas des dettes des mosquées auprès de la Steg et de la Sonede, qui se chiffrent en milliards, est édifiant !

Le bon sens suffit à dire que l’on ne peut évaluer les performances des entreprises du secteur public en termes de critère de rentabilité que si celui-ci en constitue leur objectif exclusif. Or il faut reconnaître que les facteurs non économiques: absence de croissance, contexte économique dégradé, climat social détestable, insécurité permanente, la nature même du régime qui rend impossible toute réforme, affectent la rationalité économique et, par suite, ne sont pas ou pas principalement de la responsabilité de l’entreprise déficitaire et empêchent l’optimisation de la gestion de sa trésorerie.

L’action administrative et économique de l’Etat s’est accrue, mais elle est en même temps débordée par les conséquences de la mondialisation, de la globalisation des échanges, de l’élargissement du rôle de la société civile, et des conquêtes d’un individualisme consumériste.

Certains ministres du gouvernement, surtout lorsqu’ils viennent du secteur privé, sont spécialement attentifs à l’insertion des institutions et des établissements publics, dont ils ont la charge, dans la culture d’entreprise de leur époque.

Un mode d’organisation éculé

Défi, compétition, image de soi, ont en effet bouleversé sensiblement et fait évoluer le sentiment d’appartenance à l’organisation entrepreneuriale. Or, ils se retrouvent le plus souvent confrontés à des forteresses corporatistes, défendues bec et ongles par l’UGTT ou le patronat, ainsi qu’aux mœurs de rond-de-cuir hérités du passé et contre lesquels ils ne peuvent rien. Cela les décourage forcément, mais ils finissent par s’y faire.

Dans la grande vague du «moins d’Etat» qui déferle sur le monde, le secteur public est aujourd’hui partout mis en accusation, remis en cause comme un mode d’organisation éculé de fonctionnement des systèmes productifs. Le discours le plus systématique en faveur de la privatisation n’est d’ailleurs pas nouveau. Il s’est développé déjà dans les années 1980 en liaison avec les programmes de réformes structurelles du FMI et de la Banque mondiale (BN). Si la réduction du secteur public réapparaît aujourd’hui avec plus d’acuité, c’est en rapport avec le lourd déficit budgétaire de certains pays qui sont obligés de recourir aux crédits extérieurs et d’implorer l’assistance des institutions financières internationales. L’activité du gouvernement se retrouve presque réduite aux décaissements échelonnés du FMI, eux-mêmes subordonnés à la réalisation de mesures concrètes, dont les privatisations, afin de maîtriser les dépenses publiques et réduire la masse salariale.

Dans la mesure où l’on ne peut plus invoquer les motifs idéologiques, s’intéresser aux objectifs de service public ne suffit plus à légitimer le recours inévitable au statut étatique. La relation de causalité entre le poids du secteur public et ses mauvaises performances deviennent alors tellement évidentes qu’aucune justification de son maintien n’est justifiable.

Un niveau d’endettement abyssal

Au-delà du fait que la cession des entreprises devrait représenter une source financière appréciable pour l’allègement des charges publiques et baisser un niveau d’endettement abyssal, qui fait qu’une nation cesse d’être souveraine, celles-ci sont devenues depuis 2012 des établissements de non-droit, dont les arguments rencontrent un écho auprès de certains mouvements politiques qui considèrent que dépenser plus que ce que l’État prélève va de soi. De même qu’ils conçoivent la dette et son remboursement comme une simple formalité sans importance. Certains vont jusqu’à préconiser de cesser de reconnaître nos créances!

Les problèmes liés à la privatisation se retrouvent immanquablement au centre du débat politique et social dès lors qu’il s’agit d’évaluer les acquis ou les pertes de la période de transition vers la démocratie et l’économie de marché. L’Union générale tunisienne du travail (UGTT), en fait le gouvernement bis, et probablement d’autres mouvements politiques qui se prétendent défenseurs des intérêts des travailleurs, ne cessent d’affirmer leur intention de sauvegarder le secteur public en décourageant toute velléité, aussi forte que passagère, du gouvernement de privatiser afin justement de pouvoir sauvegarder le secteur public.

Une politique de fuite en avant

Il s’avère toutefois extrêmement difficile d’avoir une politique de fuite en avant et de continuer à vouloir protéger coûte que coûte un secteur moribond qui régie pourtant des pans vitaux de l’économie. Ce pendant, l’alternative n’est pas rassurante non plus. La montée en gamme et le positionnement sur les produits de qualité sont censés relever de l’initiative privée. Or là aussi on constate que non seulement que peu d’efforts d’investissement sont réalisés, mais qu’à chaque fois appel est fait à l’Etat pour se protéger de la concurrence étrangère, bénéficier de crédits et se voir attribuer un ensemble d’avantages en matière d’impôts et taxes, prix, infrastructures, tout en restant confronté aux mêmes exigences et difficultés que connaît le secteur public.

En fait, le secteur privé n’arrête pas de jouer à l’enfant gâté d’une république bienveillante, et rechigne à s’exposer à la précarité de l’emploi et aux dures exigences de la rentabilité.

La construction d’un Etat démocratique, passe par l’engagement de nouvelles réformes, l’adoption d’une série lois et l’abrogation de certaines encore en vigueur mais qui entrent en contradiction avec les nouvelles réalités. De quoi susciter une intense activité législative. Or, non seulement nombre de lois nouvelles sont encore à l’état de projet, mais certaines lois adoptées attendent toujours leurs décrets d’application.

Par ailleurs, et fort heureusement, l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) n’est pas le pays, n’en déplaise à ses honorables représentants. La démocratie est aujourd’hui de plus en plus une démocratie d’opinion : la société civile, par quoi nous entendons les réseaux sociaux, les associations, les groupes d’intérêts, les organisations patronales et les syndicats, est devenue le pilier essentiel de la démocratie.

La rapidité et l’ampleur des changements en cours accentuent le clivage entre les défenseurs du secteur public et les laudateurs du secteur privé, chacun porteur d’arguments spécifiques. Tout cela rend plus que jamais nécessaire une solution urgente qui risque fort de ne donner lieu qu’à de vaines et épuisantes arguties.

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