Il fut un temps où les Tunisiens s’accommodaient de la dictature. Aujourd’hui, beaucoup d’entre eux fuient leur pays, la démocratie étant devenue une entrave et une voie sans issue.
Par Yassine Essid
Si les Tunisiens avaient à décider aujourd’hui, volontairement et librement, entre rester ou quitter le pays, une bonne moitié d’entre eux feraient le choix de l’exode instantané, immédiat, rapide. L’autre moitié le voudrait bien mais ne sait comment s’y prendre. Ne resteraient alors que les vieillards et… les islamistes.
Comment nous en sommes arrivés là? En ayant simplement pratiqué pendant sept années une démocratie de comptoir, suscitant un rejet de la politique qui n’a d’égal que le mépris profond envers les hommes politiques.
Faire du Ben Ali sans Ben Ali
En fait, une clique de dirigeants incapables de renouveler ou modifier les usages politiques afin de les adapter aux modes contemporains de gouvernance démocratique. Résultat : on a continué à faire du Ben Ali sans Ben Ali. On ne pouvait espérer mieux en matière de désenchantement.
Toutes les catégories sociales et toutes les professions sont aujourd’hui lassées par l’incapacité du pouvoir à diriger et imposer la loi. Elles regardent impuissantes la persistance de l’absence de croissance économique et son cortège de chômage de masse, de paupérisation de la population, et vivent dans la crainte permanente d’une explosion sociale et politique. Ils avaient pourtant bien des raisons d’espérer le contraire au lendemain de l’avènement d’un régime politique supposé les libérer, les rassurer et leur garantir un avenir meilleur.
Au lendemain du soulèvement qui a chassé Ben Ali et sa clique du pouvoir en 2011, annonce fut faite d’imminentes réformes radicales. Elles permettront, disait-on alors, de déclencher le processus de démocratisation qui permettra l’instauration du multipartisme, du pluralisme politique, économique et syndical, l’organisation d’élections libres et la rédaction d’une nouvelle constitution; bref, l’organisation d’une vie démocratique qui laissait présager pour la majeur partie de la population l’entrée irréversible de la Tunisie dans la galaxie des nations démocratiques.
D’anciens exilés, volontaires ou forcés, considéraient leur séjour à l’étranger comme temporaire, car ils nourrissaient l’espoir de rentrer aussitôt le système politique changé. Maintenant que le régime autoritaire est tombé, ils allaient vivre dans un pays régi par un Etat de droit dans lequel serait reconnu le caractère universel des principes et règles qui fondent toute démocratie et qui s’articulent autour de la primauté du suffrage universel, de la séparation des pouvoirs, de l’indépendance de la justice, de la garantie des libertés d’expression et du respect des droits de l’homme.
Pareil Etat, si respectueux des libertés individuelles, ne préfigure t-il pas une existence sans le contrôle de l’opinion, sans les abus et la répression de la police? Un Etat où on cesserait de vivre sous la menace permanente d’être poursuivis pour ses idées.
Aujourd’hui, la plupart d’entre eux ne se font plus d’illusion, et les raisons qui les ont poussées à rentrer se sont retirées d’eux.
D’autres, qui étaient ni éduqués, ni employés, ni encadrés; qui étaient dépolitisés ou marginalisés, et n’avaient qu’une vague idée de ce qu’est la démocratie politique, étaient cependant persuadés que la fin de leur misère était proche, qu’ils ne vivront plus dans une société d’infortune, et que la géographie de l’exclusion sera inévitablement reconfigurée.
La tentation de partir à l’étranger
Aujourd’hui, ils n’ont que faire de la nature du régime politique et ses hypothétiques accomplissements. Devenus insensibles aux promesses mirobolantes restées sans suite, ils sont poussés à la défiance, à la colère et à la lassitude de pouvoir un jour s’intégrer dans la société. Ils caressent, comme d’autres avant eux, le rêve d’une Europe qui les attire toujours pour ses opportunités de travail, son généreux système social et sa réputation de tolérance. Ils embarqueront à leur tour à grands frais, sur des barques de fortunes au risque de leur vie.
Le plus préoccupant pour toute démocratie en transition est de gérer l’avenir des jeunes diplômés du supérieur. Les plus chanceux d’entre eux étaient jusque-là forcés d’occuper des postes qu’ils jugeaient bien au-dessous de leurs compétences, touchaient souvent des salaires faibles et travaillaient dans des conditions difficiles.
Comme beaucoup de naïfs, ils anticipaient une amélioration notable de leur condition de vie par les promesses d’une économie libérale compatible avec la liberté démocratique. Elle sera, à coup sûr, disent-ils, en mesure de contribuer à créer de nouvelles opportunités conformes à leurs attentes, notamment dans les secteurs porteurs de l’économie du savoir et de l’innovation. Leurs talents seront alors rémunérés à leur juste valeur dès lors qu’il sera mis fin à la corruption, aux passe-droits, aux abus de l’administration et aux prévarications de la classe politique.
Aujourd’hui, eux-aussi songent à partir. 47% de la promotion 2017 des médecins sont allés travailler à l’étranger, sans compter les cadres de l’enseignement supérieur et ceux des entreprises nationales. Cela, pour sûr, allégerait le contingent des diplômés chômeurs, mais occulte les sacrifices consentis par la collectivité : une terrible saignée économique dont profitent finalement les pays d’Europe, d’Amérique et ceux du Golfe.
Ce drainage est commandé en partie par les énormes possibilités d’investissements des entreprises et des gouvernements étrangers, qui amènent ceux-ci à recruter au dehors les savants et les techniciens qui leur manquent. Mais ce sont surtout les défauts des institutions du pays d’origine qui poussent les jeunes à chercher ailleurs une situation convenable : des universités insuffisamment ouvertes sur l’économie, des entreprises et des gouvernements peu tournés vers l’avenir à long terme, manquant d’esprit novateur.
L’Etat, qui a déjà assez de mal à équilibrer son budget, n’est plus en mesure de retenir ses scientifiques en augmentant le recrutement d’enseignants, les crédits de recherches et les salaires.
Connivence malsaine entre l’Etat et l’UGTT
Quant à ceux qui exerçaient des professions libérales, ils se réjouissaient d’avance de l’arrivée d’un gouvernement qui serait enfin attentif à une indépendance absolue dans l’exercice de leur activité, afin qu’ils puissent travailler dans l’intérêt du client, ou du public, à l’abri de l’arbitraire d’une administration qui cherche activement à empêcher que la liberté soit le droit de tous et non pas un instrument aux mains des puissants.
Entrepreneurs et détenteurs de capital ne cessaient, quant à eux, de parcourir la longue liste des retombées positives d’un événement capital dans l’histoire du pays.
La démocratie était perçue comme la transition d’un modèle bureaucratique et hiérarchisé à une logique de marché et de réseau. Désormais libres de fructifier leurs capitaux, ils n’ont plus à subir le racket de la famille du président comme celle du parti, ni les tracasseries décourageantes de l’administration. C’est l’essence même de la démocratie d’encourager l’initiative privée qui permet de réaliser la prospérité pour tous. Elle est en outre censée offrir aux investisseurs un climat de confiance, la possibilité de disposer de mécanismes de protection des droits individuels contre tout les abus du gouvernement, notamment la fiscalité arbitraire sous forme de redressements «politiques» qui pesaient sur eux comme l’épée de Damoclès.
L’encadrement juridique du pouvoir démocratique postule, par ailleurs, la protection de la propriété privée et la préservation les intérêts des entrepreneurs autant que ceux des travailleurs et ce, au-delà de toute connivence ou tutelle malsaine entre l’Etat et la Centrale syndicale aux fins d’assurer la stabilité du régime aux dépens des intérêts du patronat.
Mais nombreux parmi eux avaient cessé d’y croire. Leurs domaines d’activité ne cessent d’être en proie aux arrêts de travail, aux grèves, et autres difficultés. Ainsi le capital s’est-il retrouvé privé de deux soutiens essentiel : le travail et la confiance. Or pour cela il faut un Etat de droit qui les assure que ce que l’on fait aujourd’hui ne sera pas défait demain. Face à une lancinante indifférence politique et une récurrente instabilité sociale, plusieurs entrepreneurs et investisseurs, Tunisiens et étrangers, ont alors délocalisé leurs activités sans aucun égard pour la situation du pays, ni pour le bien-être de sa population.
Le jeu pervers d’Ennahdha et de la mouvance islamiste
Les musulmans pratiquants, eux, naguère suspectés, surveillés de près, violemment combattus pour leur assiduité douteuse dans les mosquées, empêchés de vivre pleinement et ouvertement leur foi, n’auront plus à dissimuler leurs convictions et faire semblant. Ils pourront enfin pratiquer leur culte en toute liberté, afficher ostensiblement leur véritable identité de croyants. Les plus zélés multiplient les pratiques de piété, font des prières plus longues, taillent la moustache et se laissent pousser la barbe, couvrent leurs pantalons d’un morceau d’étoffe, chaussent des sandales qui ne leur couvrent ni le talon ni le coup-de-pied. Tout cela sans la moindre crainte d’être fustigés d’insultes et de mépris ou poursuivis en justice. Longue vie à la démocratie !
Dans cette mouvance islamiste, de jeunes Tunisiens dévoilèrent, à la faveur de la liberté conquise, l’ébauche d’une réalité nouvelle, exhibèrent un tempérament inhabituel et terrifiant, amplifiant ainsi l’inquiétude des partisans de la liberté et de la tolérance. La barbe longue et hirsute, les cheveux courts ou tressés, l´œil sournois et résolu, leur accoutrement est celui qu’on perçoit chez le salafiste mondialisé avec le sarouel, les sandales et le long gilet afghan. Réfractaires aux lois de la république, ils se sont donné les titres d’émir ou de cheikh qui favorisent l’émergence d’une conscience jihadiste capable ou de faire peur, ou de susciter des vocations.
Ce qui n´était au départ que l´expression d’un phénomène marginal, était devenu un mouvement organisé qui menaçait la paix publique. Leur stratégie était de mettre la société en authentique conformité avec ses croyances, même s´il faut pour cela recourir à la brutalité. Ce qui relèverait pour toute autorité de l´insurrectionnel et de l’émeutier, passait aux yeux des islamistes, alors au pouvoir, pour un comportement de jeunes excités, un peu trop emballés par leur projet d´une cité musulmane future, et auxquels on excuse tout. Les deux assassinats politiques de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi et l’attaque perpétrée contre l’ambassade des Etats-Unis, avait poussé leurs protecteurs d’Ennahdha de les exfiltrer vers Libye, alors en pleine guerre civile, et au-delà, pour faire leurs premières armes et constituer, à l’occasion, une armée de réserve formée pour le combat. Grâce à eux, la Tunisie peut se prévaloir du triste titre de premier exportateur de terroristes au monde.
Fonctionnaires et agents de l’Etat, demeuraient confiants, car il faut bien, nonobstant la nature démocratique du régime, répondre aux besoins d’intérêt général de la population. Disposant de prérogatives de représentants de la puissance publique, le fonctionnaire détenait des pouvoirs de commandement que n’ont pas les personnes privées, et qui lui permettent d’imposer sa volonté. Il suffirait seulement d’attendre que s’estompe l’agitation sociale, faire le dos rond, avant de reprendre les vieilles habitudes. Certes, les usagers vont peut-être râler un peu plus, mais la démocratie, signifiant pour eux plus de liberté et une plus solide immunité syndicale, les rendra plus rétifs à toute autorité et ils continueront, plus qu’avant, à se tourner les pouces, à jouer sur Internet et à regarder des vidéos sur You Tube.
Le pays est aujourd’hui mal dirigé, exsangue, et peine à satisfaire les conditions dictées par son principal bailleur de fonds, en l’occurrence la Banque Mondiale. Celle-ci a fait de la «bonne gouvernance» l’un de ses critères de prêt. Une notion qui renvoie aux normes et pratiques des démocraties libérales : un gouvernement représentatif et responsable, le règne de la loi et l’absence de corruption.
Le cheptel aussi fout le camp
Pour finir, vaches et bœufs ont décidé d’émigrer à leur tour. 250 bovidés traversent chaque jour la frontière vers l’Algérie, où ils iront relever la qualité des rations militaires. Le prix moyen d’un animal a déjà atteint à ce jour la somme de 9000 DT, payable de préférence en devises étrangères au grand bonheur des passeurs.
Les contrebandiers ont tendance à prospérer dans les pays qui tolèrent la contrebande, où la loi y est peu appliquée et la corruption répandue. Alors si tout se passe bien, des incitations perverses feront qu’à l’avenir un camion de transport de bovins sera détourné vers le marché noir pendant son transport. L’essentiel de ces pertes se répercutera bientôt sur le consommateur tunisien qui verra le kilo de viande de bœuf atteindre des sommets.
Le ministre de l’Agriculture, parti caresser les flancs des charolaises au Salon de l’Agriculture de Paris, aurait mieux fait d’aller inspecter la très lucrative contrebande organisée de nos Holsteins. Un trafic florissant qui permet aux groupes criminels et aux terroristes de se financer. Par ailleurs, le cheptel bovin est menacé de perdition. Mais, peut-être qu’à l’instar de l’huile d’olive qui, pour le ministre, n’a jamais fait partie de nos traditions culinaires, la viande bovine sera déclarée étrangère à notre cuisine. Prions pour que le trafic ne s’étende pas bientôt aux cheptels ovins.
Il semble clair aujourd’hui, que l’aspiration au départ n’est plus un phénomène qu’on peut résoudre par des mesures simples. Par le passé, ce qui poussait les gens à émigrer, c’étaient des raisons politiques, idéologiques et économiques.
Aujourd’hui, la démocratie est devenue pour beaucoup une entrave plutôt qu’une émancipation et une voie sans issue. La persistance, l’aggravation même, de toutes les tares que l’on reprochait au précédent régime, le comportement pitoyable de la classe politique, l’absence de perspective pour les jeunes, sont autant de facteur anxiogène dont le soulagement ne peut être gratifiant que par un comportement d’évitement, c’est-à-dire par l’éloignement.
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