Pour être tombée très bas dans la crise, la Tunisie voit les perspectives d’un redressement rapide s’amenuiser. Une chance se présente paradoxalement à elle pour une sortie par haut. Explications…
Par Tarak Ben Salah *
Beaucoup d’entre nous ont été soulagés par la constitution du Gouvernement Fakhfakh en 2020. Elyes Fakhfakh, choisi par un Président de la République qui jouissait d’une confortable légitimité populaire, a réussi à former un gouvernement assez cohérent et soucieux d’une transition écologique devenue impérieuse.
La Tunisie disposait enfin d’une équipe composée de pôles ministériels homogènes qui semblaient prêts à lutter contre une déprédation bien enracinée.
Le massacre des espérances
Ce gouvernement, qui s’était engagée à mener les réformes les moins populaires, avait entamé aussi la gestion du dossier des bénéficiaires de la gouvernance népotiste de l’ère Ben-Ali. Il avait mis pour la première fois en avant l’intelligence collective au cœur des modalités de prise des décisions. Mais de nouveau, la mystérieuse logique du «pays aux occasions perdues» s’était mise en branle.
Cette fois-ci, c’est Rached Ghannouchi, président du parti Ennahdha et président de l’Assemblée des représentants, qui s’était chargé ouvertement du massacre des espérances. Comme si le parti Ennahdha souhaitait à tout prix forcer l’accomplissement de la prophétie de Habib Bourguiba qui annonçait en 1976 à un journaliste du Monde diplomatique qu’après sa disparition, «la Tunisie sombrerait dans le chaos».
La situation politique délétère que nous vivons depuis la révolution de 2011 a favorisé la résurrection du bourguibisme sur la scène politique. La référence au «Combattant suprême» constitue un instrument de légitimation des discours et prises de positions à la fois des islamistes et des modernistes mais aussi de maintien du statu quo dans les rapports de production.
Les islamistes peuvent ainsi affirmer que les valeurs islamiques sont menacées dans notre pays et que leurs ennemis bouguibistes sont toujours à l’affût de la moindre de leurs fautes pour enclencher à nouveau le processus éradicateur.
Pour les héritiers de Ben Ali, le retour de Bourguiba leur permet de s’accrocher à une imposture idéologique, de raviver une querelle stérile entre modernistes et traditionalistes et de se présenter comme étant les seuls à pouvoir empêcher le parti islamiste de transformer la Tunisie en fief des Frères musulmans.
Ces deux courants dévoilent en réalité leur incapacité à proposer une vision d’avenir pour le pays. Et, cette mise en scène s’est transformée en vulgaire nouba!
Le concept-clé élaboré par la classe politique tunisienne de 2020 et de la fumeuse période de transition démocratique est désormais celui de «ceinture politique»! Avatar de concept, produit de la novelangue tunisienne. Et c’est ainsi, de convergences à alliances, les forces centrifuges ont pris le dessus et les forces de la médiocrité n’ont pas tardé à prendre le dessus.
Il est évident aujourd’hui que la douzaine de gouvernements qui se sont succédé depuis 2011 n’ont réussi à sortir le pays de la crise où il se morfond depuis. Mais tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir !
«Il faut commencer par le commencement et le commencement de tout est le courage», disait Vladimir Jankélévitch dans «La Grande lessive».
Le 25 juillet 2021, un acte de courage a succédé, avec 10 ans de retard, l’acte de lâcheté – la désertion de Ben Ali – le 14 janvier 2011 ! La décision de siffler la fin de la partie répond à la fois à une éthique de responsabilité et à une éthique de conviction. Elle porte en elle la potentialité de réparer les dégâts de l’ère du «Combattant suprême» et des deux décennies ayant suivi le coup d’État médico-légal de 1987.
Cependant, la promesse du «25-Juillet» semble prendre, elle aussi, le chemin des occasions perdues.
Le danger est une opportunité
Pour sortir du cercle vicieux des espérances trahies, nous pouvons, Tunisiens et Tunisiennes, décider de nous engager dans un projet émancipateur et générateur d’une immense énergie politique, celui de bâtir une Tunisie vertueuse adaptée aux défis imposés par le nouveau paradigme climatique et la nouvelle donne géopolitique en devenir.
Pour W. Churchill, qui connaît bien le monde chinois, il ne faut jamais gaspiller une crise. En mandarin, faut-il le rappeler, la situation de crise signifie à la fois un danger et une opportunité.
Nous traversons une période dangereuse et critique pour notre pays mais aussi pour l’ensemble de la planète. Nous pouvons transmuer cette situation en opportunité en proclamant notre pays en état d’urgence environnementale.
Nous pouvons annoncer au monde que la Tunisie a la volonté d’entrer courageusement et intelligemment dans l’anthropocène, une nouvelle époque géologique qui se caractérise par l’avènement des hommes comme principale force de changement sur Terre, surpassant les forces géophysiques.
Annonçons au monde que la Tunisie est déterminée à penser les transformations nécessaires à tous les niveaux et à préparer méthodiquement la réalisation progressive de ces transformations pour bâtir une économie qui réponde aux besoins et non plus aux désirs, c’est-à-dire bâtir une économie de la nature et une économie du bien-être collectif adaptées à la lutte contre les causes des dérèglements dont souffre notre planète.
Annonçons au monde que nous sommes des hommes capables d’autodépassement et que nous voulons entrer éveillés dans l’Âge de l’Homme !
L’entrée volontariste dans l’anthropocène constitue une très grande ambition mais à la portée de tous, puissants ou faibles, riches ou pauvres. Elle est même plus aisée pour les pays qui ont raté le décollage économique et qui ont beaucoup à construire et peu à adapter et transformer.
En Tunisie, nous ne partirons pas de zéro. Plusieurs initiatives individuelles mais éparses foisonnent ici et là. Il faudrait les insérer dans des plans de développement nationaux ce qui leur donnera du sens et l’ampleur d’une œuvre collective.
Plus tôt nous planifierons ce projet, mieux nous préserverons nos ressources naturelles et humaines et plus nous réduirons les coûts humains, économiques et financiers de ce projet de toutes les façons inéluctables pour protéger notre Gaïa, ses habitants, son climat clément, sa biodiversité et ses grands équilibres naturels.
Ce projet d’entrée dans une vie belle et un vécu responsable participerait, encore aujourd’hui de la pensée anticipatrice tel que définie par le savant et résistant français Edgar Morin en 1957 comme «une pensée contre les résistances et une pensée qui menace les pétrifications de l’esprit, les dogmes, les fétiches, les tabous, les systèmes clos, les absolus. La pensée anticipatrice rend à toutes choses humaines leur fluidité, leur relativité».
Sans attendre, nous devons mener deux programmes parfois en parallèle et le plus souvent en procédures enchevêtrées et concomitantes pour briser les tabous et avancer, déconstruire les dogmes et les systèmes clos et pour déjouer les résistances au changement.
Le premier programme consiste en une mise à plat de ce que nous sommes, de notre passé et de notre présent. Une grande lessive entre adultes consentants est une condition préalable et nécessaire au succès du programme délibérément volontariste d’une grande transformation de nos structures politiques, économiques, sociales et surtout mentales et culturelles pour préparer et adapter notre pays aux défis multiformes imposés par une société internationale et une planète mouvantes et en bouleversements.
* Enseignant universitaire.
L’explicitation de ces préalables est à la disposition des lecteurs qui le souhaitent sur le blog de l’auteur.
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