Avec tout l’argent reçu en prêts et dons depuis 2011, et moyennant une bonne gouvernance, la Tunisie aurait pu sortir du carcan de la mendicité pour être admis dans le club si envié des pays émergents, passer du monde des pauvres mendiants valides à celui des bons vivants.
Par Yassine Essid
Il fut un temps où tout article élogieux sur la Tunisie, même publié par un journal paraissant au Paraguay, était intégralement repris et largement commenté par la presse gouvernementale et des journaux dits «indépendants». On le considérait alors comme un témoignage rendu à la politique éclairée du «Grand combattant» ou de «l’Artisan du changement».
En revanche, il n’était pas question que des articles de la presse étrangère, critiquant le régime, se retrouvent entre les mains du lecteur tunisien considéré immature, influençable à l’excès et prêt à consentir à leurs idées. Les articles étaient d’emblée jugés malveillants par un pouvoir qui ne raisonnait que par la répression et leurs auteurs rangés dans la catégorie des faussaires et des imposteurs. On interdisait alors simplement l’entrée du journal ou du périodique dans le pays, parfois pour une durée indéterminée. Une campagne se met tout de suite en branle, devient une sorte de tribunal citoyen destiné à dénoncer l’ingérence et la malveillance de l’Occident. Le quotidien français ‘‘Le Monde’’ ainsi que l’hebdomadaire ‘‘Le Canard Enchaîné’’ firent souvent les frais de ces attentats contre la pensée.
Les temps ont changé, les régimes aussi, et toutes les informations sont devenues accessibles; parfois au-delà de toute mesure au point qu’on n’arrive même plus à distinguer le faux du vrai.
Cependant, et malgré toutes les avancées induites par la mondialisation, les relations multilatérales et les progrès hallucinants des technologies de l’information, les règles régissant les relations diplomatiques, qui datent d’une convention internationale vieille de plus de cinquante ans, la diplomatie est toujours cette institution fortement assise, ayant ses traditions bien définies, ses règles fixes et immuables.
Il en est ainsi des pratiques imposées aux agents diplomatiques, ambassadeurs ou chefs de missions. Bien qu’informés, introduits, ou sollicités, ils sont appelés à défendre en priorité les intérêts de leurs pays, activer une coopération bilatérale, négocier des affaires, ou régler un contentieux, tout en gardant leur légendaire réserve diplomatique. Ils sont censés suivre attentivement l’évolution du pays dans lequel ils sont accrédités, selon l’intensité des relations entre Etats et des événements politiques. Ils avisent alors leurs capitales et attendent des instructions, excepté qu’on leur dénie le droit d’exprimer publiquement leur point de vue sur la politique intérieure de l’Etat hôte au risque de se faire rappeler à l’ordre.
Les cris d’orfraie d’une poignée de privilégiés
La cabale suscitée par l’entretien du 9 juillet 2019 accordé par Patrice Bergamini, ambassadeur et chef de délégation de l’Union européenne à Tunis depuis 2016, au journal ‘‘Le Monde’’, est venue nous rappeler au bon souvenir de certains réflexes que l’on croyait disparus à jamais.
Les propos émis, sans mauvais dessein, décrivent une réalité que nous connaissons que trop bien et dont nous subissons les effets au quotidien. Ils ont pourtant fait pousser des cris d’orfraie au patriotisme à fleur de peau d’une poignée de privilégiés, car ils risquent de provoquer ceux qui les lisent à blâmer le gouvernement et ses actions, et à aigrir le courage des Tunisiens contre les hommes d’affaires et les grands chefs d’entreprises. Bref, un crime de lèse-majesté et une calomnie, devenus autant de signes avant-coureurs de toute conspiration contre un Etat souverain.
Les déclarations de l’ambassadeur lui ont valu en plus une humiliante convocation au ministère des Affaires étrangères pour se faire admonester. J’ignore si celui-ci a été reçu par un secrétaire d’Etat ou par un subalterne, dans la mesure où le ministre, toujours membre actif de l’association des grands voyageurs, était en vadrouille. Cette convocation permet surtout de remettre en mémoire à quel point nous demeurons allergiques à la vérité pour peu qu’elle est exprimée par le représentant de gouvernements ou d’institutions étrangers.
Rappelons toutefois, dans ce même registre, qu’un certain lundi 10 janvier 2011, l’ambassadeur des Etats-Unis d’Amérique à Tunis, sans doute bien plus informé que le ministre-baratineur-maison de l’époque, Kamel Morjane, alors en mission à l’étranger, a été reçu par la secrétaire d’Etat chargée des Affaires étrangères qui lui exprima «l’étonnement des autorités tunisiennes» face aux allégations sans fondement du porte-parole du Département d’Etat. Celui-ci avait en effet déclaré quelques jours plus tôt, le 7 Janvier 2011 plus exactement, et de manière quasi prémonitoire, que les Etats-Unis étaient «préoccupés par les troubles sociaux en Tunisie, et qu’ils encouragent le gouvernement tunisien à faire en sorte que les libertés civiles soient garanties, notamment la liberté de rassemblement».
Trois jours plus tard, au terme d’une journée d’émeutes, le régime s’était effondré et Ben Ali de fuir le pays.
La Tunisie, premier bénéficiaire de l’aide européenne par tête d’habitant
Le parallèle entre ces deux affligeantes démarches s’arrête là, car l’ambassadeur Bergamini n’est pas un diplomate comme les autres. Il représente avant tout les intérêts d’une association politico-économique de 27 Etats européens. La Tunisie, principal partenaire économique avec l’Union européenne (80 % de ses échanges commerciaux), est le premier pays méditerranéen à avoir signé un Accord d’association avec l’UE en 1995, le premier de la rive sud de la Méditerranée à intégrer la zone de libre-échange pour les produits industriels le 1er janvier 2008, le premier à bénéficier d’un statut avancé signé en novembre 2012 en vue d’aboutir à un Accord de libre-échange complet et approfondi, le si controversé Aleca, dont les négociations ont débuté en octobre 2015, pour privilégier une intégration économique plus étroite entre l’UE et la Tunisie.
Pour aider à l’instauration du modèle démocratique, la Tunisie fut l’un des premiers bénéficiaires de l’aide européenne. Laura Baeza, ancienne cheffe de la délégation de l’UE en Tunisie, connue pour partager le même franc-parler que son successeur, avait déclaré en 2015 que l’UE a accordé à la Tunisie environ 2000 millions d’euros de dons. Que la Tunisi est le pays qui reçoit le plus de dons par habitant, dépassant tout le voisinage européen y compris les pays de l’Europe de l’Est. Au total, 2 433 millions d’euros ont été déboursés en sept ans (2011-2017), entre dons et prêts destinés au soutien à la formation professionnelle et à l’emploi, au développement régional, à la reprise des négociations de l’Alaca, à la réforme du secteur de la sécurité, au secteur culturel et à la société civile ainsi qu’au secteur touristique et la jeunesse, en plus de la mise en place d’actions supplémentaires, pour un montant de 117 millions d’Euros.
La Tunisie est aussi le troisième bénéficiaire des prêts de la Banque européenne d’investissements (BEI) au Sud de la Méditerranée. D’ailleurs, le 26 juin dernier, l’UE accordait à la Tunisie un énième don de 150 millions d’Euros.
Ce chapitre des dons est d’ailleurs devenu un véritable conte de fée : octroi par la Suisse à la Tunisie d’un don d’un montant de 8 millions de francs suisses, par an, qui couvre la période 2011-2016, destiné à financer des programmes et des projets de développement multisectoriels à réaliser dans différentes régions défavorisées en Tunisie.
La Chine a accordé au gouvernement tunisien deux dons d’une valeur de d’environ 108 millions de dinars tunisiens (MDT), en vertu de deux accords de coopération conclus entre les deux pays. En 2018, deux mégaprojets visant à améliorer le climat des affaires et à promouvoir le système hydraulique en Tunisie vont être financés par un don pouvant atteindre 1 milliard de DT par l’agence gouvernementale américaine du «Millénium Challenge Corporation» (MCC).
Un autre système d’assistance a été mis en place, consistant cette fois en une conversion d’une partie de la dette. Il y a là aussi une forme de renonciation à un prêt consenti par certains pays à la Tunisie. Cette mesure, appliquée en 2012, concernait une dette de 60 millions d’euros accordée par l’Allemagne. En 2013, il fut question cette fois de «recyclage» de la dette de la France et de l’UE en marge du Forum social mondial tenu à Tunis.
Les fanfarons, les faux braves et les pourfendeurs du néocolonialisme
Rappelons aux signataires du blockaleca, à l’UGTT, Utica et tous les fanfarons, les faux braves, les pourfendeurs du néocolonialisme qui croient pouvoir s’affranchir de la dépendance et de l’ordre capitaliste, que depuis 2012, la Tunisie n’a pas cessé d’être récipiendaire de donations, généralement sous formes d’équipements divers: véhicules de police, 4×4, minibus, gros camions d’intervention et de déblayage des routes et même des Hummer équipés de lanceurs d’eau pour disperser les manifestants.
Cependant, certains dons avaient quelque chose d’incongru. Ce fut le cas d’un don du gouvernement turc consistant en 434 véhicules et engins de voirie, plus prosaïquement de camions à ordures destinés au ramassage régulier des détritus d’un pays qui ne savait plus quoi faire de ses déchets urbains.
À cela, il faut ajouter les emprunts contractés tous azimuts auprès des institutions financières internationales: FMI, Banque mondiale, BAD, BEI, sans parler de la dette multilatérale contractée auprès des marchés domestiques (yankee, samourai) ainsi que les prêts syndiqués contractés auprès de pool de banques. Bref, dans ce domaine, le devoir commande qu’on fasse feu de tout bois pour terminer les débuts de mois.
En égrenant le chapelet des prêts, dons et autres modes d’assistance, on peut se demander : mais où est passé tout ce fric? L’argent ça ne disparaît pas comme ça. Il y en a qui ont du s’en mettre plein les fouilles. Mais il y a toujours quelqu’un pour nous dire que c’est compliqué, qu’il s’agit de haute finance que même les banquiers ont du mal à comprendre mais aucun ne répond à la seule question que l’on devrait se poser, à savoir «où est passé le pognon»?
Mieux vaut ne pas s’attarder sur ces calculs car on risque de se mélanger les pinceaux. Disons simplement qu’avec tout cet argent et moyennant une bonne gouvernance, on aurait pu sortir du carcan de la mendicité pour être admis dans le club si envié des pays émergents, passer du monde des pauvres mendiants valides à celui des bons vivants. Or qu’avons-nous réalisé ? Un appauvrissement généralisé et un avenir hypothéqué que traduit bien le départ volontaire depuis 2011 de 95 000 jeunes cadres tunisiens, partis pour faire leur vie ailleurs et faire profiter les autres pays d’une compétence fruit de longs cursus qualifiants entièrement pris en charge par l’Etat tunisien.
Rien ne trouble la conduite des affaires que le changement
Retournons maintenant aux déclarations si controversées de l’ambassadeur de l’UE. Il a commencé par exprimer son inquiétude «du refus du système d’évoluer économiquement», portant ses espoirs, comme nous tous, sur 2020. Autrement dit, il jugeait que personne n’a été jusque présent en mesure de gouverner le pays «en fixant les priorités stratégiques et économiques claires» et de les mettre en œuvre en l’absence «d’une majorité stable et solide».
La situation actuelle, à la fois institutionnelle, politique et économique, confirme le bien-fondé de ce point de vue et il n’y aurait là nul besoin de s’attarder à opposer des objections ou des réfutations. La réalité parle d’elle-même mais nous ne voulons pas l’écouter, surtout lorsqu’elle émane d’un étranger.
Pour Patrice Bergamini, il revient aux vainqueurs des élections prochaines de cesser de «faire évoluer un modèle économique faisant la part trop belle aux positions monopolistiques». Et d’ajouter que «si l’on doit aider la transition économique, la forcer, la pousser, c’est parce qu’il y a des positions d’entente, de monopoles. Certains groupes familiaux n’ont pas intérêt à ce que de jeunes opérateurs tunisiens s’expriment et percent».
Que voulait-il dire par là ? Qu’il y aurait des groupes qui contrôlent la production et la distribution des richesses et dominent le marché, qu’ils craignent le libre-échange, l’élimination des tarifs douaniers pour le produits industriels, la facilitation les échanges réciproques dans le domaine du commerce des services et, partant, appréhendent la mise en vigueur du projet d’Aleca, aboutissement d’un partenariat privilégié engagé depuis 2012 entre l’UE et la Tunisie ?
Une des réponses à ces questions, est perceptible à travers la réaction de l’Utica, qui n’est pas seulement un groupement de chauffeurs de taxis, mais compte parmi ses membres des représentants influents du monde des affaires et de l’entreprise. À la lecture de l’entretien, les représentants du patronat ont vite pris ombrage, fustigeant les propos de l’ambassadeur en usant des commodes vocables de «souveraineté» et d’«ingérence» dans les affaires politiques et économiques nationales, en fait leurs propres affaires.
Ce faisant, ils succombent à des réflexes protectionnistes qui portent préjudice aux consommateurs des pays pauvres : d’un côté, tout protectionnisme augmente le prix des produits importés et, de l’autre, permet aux producteurs nationaux d’augmenter leurs prix comme bon leur semble.
Rien ne trouble la conduite des affaires que le changement. La chute du régime n’a pas entraîné des conséquences graves pour les chefs d’entreprises, et la transition démocratique avait non seulement préservé le statuquo, mais encouragé l’économie de prédation en contribuant largement à faire émerger une nouvelle catégorie de personnes dont la fortune a été largement alimentée par la contrebande et la corruption.
L’instauration des conditions d’une libre concurrence, loyale et transparente, les soutiens à la croissance, le développement de l’emploi, et la mise à niveau de l’économie, le patronat n’en a que faire.
Le financement de partis politiques et la passion pour le football participaient davantage à flatter l’orgueil du donateur qu’à améliorer la condition du pauvre. Ces bienfaiteurs, qui craignent aujourd’hui pour leurs privilèges, n’auraient donc rempli que partiellement une fonction ré-distributrice, car ils cherchent d’abord à faire plaisir à eux-mêmes en marge du problème social. Faire de la politique et distraire le peuple, l’homme d’affaires a désormais vocation à gouverner le pays la bourse à la main. Or tout ce qu’on lui demande, c’est d’être utile à son pays.
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