La bombe devait exploser un jour ou l’autre à la figure de l’Etat tunisien. Maintenant c’est fait, qui plus est, au cœur d’une campagne électorale pour la présidentielle anticipée du 15 septembre 2019… une campagne déjà largement pourrie.
Par Ridha Kéfi
En application d’un jugement définitif prononcé, ces derniers jours, par le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi), en sa faveur et à l’encontre de l’Etat tunisien jugé coupable, dans l’affaire de la banque franco-tunisienne (BFT), le fonds d’investissement ABCI Investment, basé aux Pays-Bas, a fait effectuer une saisie sur un avoir de l’Etat tunisien, à savoir TF Bank, l’établissement bancaire tunisien basé à Paris, en France.
La Tunisie, dit-on, a fait appel de cet acte judiciaire auprès de la justice française, mais on peut d’ores et déjà, préjuger de l’issue de ce recours, qui sera, on s’en doute, rejeté, car la justice française n’a fait, dans cet ultime épisode d’un feuilleton pourri, qu’appliquer un jugement définitif prononcé par une juridiction internationale dont les décisions sont reconnues dans le monde entier, à commencer par l’Etat tunisien.
La longue histoire d’un scandale d’Etat
Rappelons qu’en 2017, le Cirdi avait estimé les dommages et intérêts que l’Etat tunisien doit payer à ABCI Investment à environ 1 milliard de dollars US, soit plus de 2,5 milliards de dinars tunisiens.
L’affaire n’ayant pas été réglé à temps, la chute de la monnaie nationale, le dinar, face au dollar, a grossi encore le montant devant être payé par le trésor public, à un moment crucial où les finances publiques sont exsangues (et le mot est faible), et où la Tunisie n’est plus pratiquement en mesure de lever des fonds auprès des bailleurs étrangers, sinon à des taux très élevés.
L’affaire, on le sait, remonte au milieu des années 1980, lorsque ABCI Investment a racheté la BFT à l’Etat tunisien. Pour avoir demandé à une poignée d’opérateurs privés proches des cercles du pouvoir de payer leurs dettes contractés et accumulées auprès de la banque, la nouvelle direction a eu maille à partir avec l’ancien président Zine El Abidine Ben Ali. Le président du conseil de la BFT, nommé par ABCI Investment, Abdelmagid Bouden, a été condamné à la prison. Mais le directeur général Omar Grèche n’a pas eu cette chance: il a passé 13 ans et 8 mois en prison, où il est tombé gravement malade. Il mourut peu de temps après avoir été relâché.
Depuis, se sachant en danger, M. Bouden s’est réfugié en France où sa vie n’a pas été un long fleuve tranquille, puisqu’il a même échappé, une fois, à une tentative d’assassinat dans le parking de sa résidence.
Malgré les actes de banditisme d’Etat commis à leur encontre pour les intimider, les responsables d’ABCI Investment n’ont pas lâché le morceau et ont continué à réclamer leur du, en vain. L’Etat autiste a poursuivi sa stratégie de fuite en avant, multipliant les actes de temporisation, d’évitement et de refus de réparer une grave bavure qui le déshonore et décourage les investisseurs étrangers.
Tous responsables, tous coupables
L’affaire a suffisamment pourri sous Ben Ali qu’après la chute de ce dernier, on avait cru que les gouvernements qui se sont succédé après la révolution allaient tenter de trouver une solution. Mais une tentative pour trouver à accord à l’amiable a rapidement tourné à la mascarade, la partie tunisienne, alors représentée par le gouvernement de la «troïka», la coalition conduite par le parti islamiste Ennahdha, ayant vite fait de capoter l’affaire. A l’époque, les Nahdhaouis avaient même tenté de céder la BFT à un investisseur proche de sa direction pour la transformer en une banque islamique.
Les gouvernements qui ont suivi, à savoir ceux de Mehdi Jomaa, Habib Essid et Youssef Chahed n’ont rien fait pour régler ce problème. Au contraire, ils ont multiplié les actes de diversion, notamment en intentant de faux procès contre de hauts responsables de l’administration tunisienne pour leur faire porter le chapeau, en vain.
Entre-temps, et entre procédure et contre-procédure, l’affaire a suivi son cours au niveau du Cirdi qui a fini, en 2017, par faire porter la responsabilité à l’Etat tunisien, reconnu redevable du payement de dommages et intérêts à la partie adverse.
En fait, la BFT, une banque au chapitre de la banqueroute, va coûter à l’Etat tunisien et, par conséquent, à 11,5 millions de citoyens tunisiens, plus de 100 fois son capital. Et tout cela pourquoi ? Parce que l’Etat tunisien a continué, depuis le milieu des années 1980, à défendre, non pas les intérêts des Tunisiens, mais à protéger une poignée d’hommes d’affaires qui ont obtenu des prêts auprès de la BFT, largement fructifiés depuis, et qu’ils n’ont pas daigné rembourser.
Ces hommes d’affaires, qui se reconnaîtront, sont aujourd’hui pourris d’argent, alors que l’Etat tunisien est exsangue et au bord de la faillite. Ces criminels en col blanc ont toujours tourné autour des cercles du pouvoir, préférant payer des pots de vin au lieu de rembourser les dettes contractées. Ils sont aujourd’hui les argentiers de beaucoup des candidats aux élections présidentielles et législatives : ils espèrent ainsi garder leur proximité douteuse avec les prochains locataires des palais de Carthage, de la Kasbah et du Bardo.
Une tremblement de terre dans le cercle des affairistes
Donc, résumons-nous : l’Etat tunisien va devoir payer plus de 2,5 milliards de dinars à ABCI Investment, au risque de voir, demain, ses avoirs à l’étranger (des avions de Tunisair ou des cars-ferrys de la CTN par exemple) saisis par la justice de quelques pays européens «amis».
Pire encore, au moment où l’économie tunisienne pique du nez et sombre dans la dépression et où seuls de gros investissements étrangers pourraient encore la sauver de l’abîme, cette affaire vient dégrader encore l’image du pays auprès des rares investisseurs étrangers encore disposés à lui faire confiance.
Quelle est la solution ? Nous l’avions déjà suggérée sur ces mêmes colonnes à plusieurs reprises au cours des dernières années. Et l’actuel chef du gouvernement, Youssef Chahed, l’a reprise à son compte dans un entretien à la chaîne Wataniya 1, mais sans aller jusqu’au bout de ses intentions, rapidement rappelé à l’ordre par la «machine».
Cependant, il n’est pas question que les contribuables tunisiens, dont le pouvoir d’achat s’amenuise un peu plus chaque jour, payent pour une poignée d’opérateurs privés pourris d’argent et de biens, qui se sont enrichis en grande partie grâce aux générosités d’un Etat corrompu, et qui aujourd’hui se dérobent à leurs responsabilités. Ce sont ces opérateurs, qui sont connus et ont pignon sur rue, qui doivent se mettre ensemble pour réunir la somme exigée et payer pour tout le mal qu’ils ont causé au pays par leur égoïsme et leur irresponsabilité.
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