Les artistes et les intellectuels, si tant est que ça existe dans ce pays, mais aussi les catins de luxe décérébrées et reconverties en actrices et chroniqueuses de télé-poubelle, devraient se lever comme un seul homme (ou comme une seule femme) contre tout projet identitaire et rétrograde, et non se montrer hésitants ou être dans l’expectative. Ceux parmi eux qui appellent à voter «oui» au projet de constitution de Saïed gagneraient à ne plus parler d’art et de culture. Leur crédibilité en la matière ne vaut pas plus qu’un gouverneur nommé par Saïed sur la base non pas de sa compétence mais de son allégeance à la personne du raïs.
Par Mohamed Sadok Lejri *
Ce projet de constitution proposé au référendum du 25 juillet courant, très imprégné d’identité et de religion, est une aubaine inespérée pour les identitaires arabistes et bornés, mais aussi, et contrairement à ce que l’on peut croire, pour les islamistes.
Si nos artistes et intellectuels étaient vraiment dignes de ce nom, ils auraient soutenu le projet de Sadok Belaïd et Amin Mahfoudh, lequel projet repose sur des valeurs universelles et brise les murs de la prison identitaire dans laquelle nous sommes enfermés depuis des siècles.
Ce projet est indigne d’un pays qui a misé sur l’instruction à l’aube de l’indépendance. Avec ses articles 5 et 6, avec les notions d’un autre âge qu’il met en honneur, telles que les «maqaçid al-islam» ou finalités de l’islam, avec les articles qui stipulent, encore et toujours, l’enracinement de la culture et des valeurs arabo-musulmanes dans la société tunisienne – comme si ce pays n’était pas assez bédouinisé comme ça –, avec ses comités populaires et son découpage géographique en régions et secteurs qui, connaissant le niveau du Tunisien moyen, annoncent une catastrophe, sans oublier les lubies messianiques et israélophobes contenues dans le préambule de la constitution…
Triomphe annoncé du conservatisme culturel et social
On comprend que ce n’est avec ce torchon torché par l’illuminé psychorigide de Carthage que la Tunisie sera pourvoyeuse de citoyens éclairés, laïques et sains d’esprit ou qu’elle pourra produire des citoyens civilisés, ouverts d’esprit, ouverts sur le monde et portés à la réflexion.
On sait très bien que le sens profond qui se cache dans les articles qui parlent de «maqaçid al-islam», d’identité arabo-musulmane, d’aire civilisationnelle arabo-musulmane, de «takriss al houwiya» (consolidation de l’identité), etc., c’est d’empêcher l’évolution des mœurs et de faire en sorte que la démocratie n’aille pas loin dans le sens des libertés individuelles.
Ce projet de constitution est avant toutes choses un garde-fou d’un certain conservatisme culturel et social de la société tunisienne. Si la société se met à vouloir changer, à aller vers une nouvelle rupture des liens familiaux ou une sexualité plus ouverte, là, les conservateurs interviendront à coup sûr en invoquant la constitution du 25 juillet et seront un frein à toute évolution de ce genre. Car ce torchon a pour objet essentiel de juguler toute vague émancipatrice et de faire obstacle aux lois favorisant l’expansion de la liberté et ce, au nom de l’identité arabo-musulmane de la Tunisie. La fameuse injonction «mouch mte3na» (ça n’est pas pour nous) sera érigée en dogme.
Cette constitution a été torchée dans une perspective idéologique et identitaire qui aspire à pérenniser et à renforcer le modèle social traditionnel pour que la Tunisie demeure un pays familialiste, conservateur, ayant les yeux rivés sur un Orient moyenâgeux et viscéralement hostile au mode de vie occidental. C’est une constitution laïcophobe et ouvertement hostile aux Tunisiens francophones.
Ce texte est hautement ethnocentré, raciste avec les binationaux et vise à étendre l’hégémonie de l’islam et de la morale qui en découle sous prétexte de défendre cette religion conquérante et toujours inconciliable avec la modernité.
Un agenda type charia et État islamique
Kaïs Saïed et les aigris qui le soutiennent s’opposeront toujours à l’égalité homme-femme dans l’héritage, à l’évolution des mœurs, etc., et ce, sans avoir d’agenda type charia et État islamique.
Sans pour autant verser dans l’islamisme bête et méchant, Kaïs Saïed et les siens ne sont là que pour perpétuer un modèle social archaïque en préconisant des croyances et des valeurs auxquelles bon nombre de Tunisiens restent profondément attachés. Mais, qu’on le veuille ou non, ces Tunisiens ne représentent qu’une des facettes de la personnalité tunisienne et qu’une partie de la population, aussi importante soit-elle. Or le texte qui sera proposé au référendum lundi prochain a été taillé sur mesure pour cette catégorie de Tunisiens, en l’occurrence la moins reluisante, et c’est tout le malheur de ce référendum !
Tant que les Tunisiens musulmans évolueront dans un champ intellectuel d’inspiration totalitaire et tant que ces dogmes liberticides tiendront dans leur cœur la place qu’ils y tiennent, il sera difficile pour eux de cohabiter avec les Tunisiens qui sont différents d’eux, voire avec le reste du monde; il sera difficile pour eux de s’assimiler sans heurt aux sociétés occidentales dans lesquelles ils veulent à tout prix s’installer – les jeunes et moins jeunes continuent à y tenter leur chance au prix de leur vie –, lesquelles sociétés occidentales sont totalement sécularisées et où les libertés individuelles ne sont pas de vaines paroles.
Si nos «intellectuels» et «artistes» adhèrent à ce projet identitaire et rétrograde, s’ils se retrouvent dans ce texte qui exclut de facto les Tunisiens qui n’entrent pas dans le moule intellectuel et culturel voulu par Kaïs Saïed et les gueux qui le soutiennent, s’ils adhèrent au racisme et aux distinctions fondées sur des bases ethniques, culturelles et linguistiques, s’ils adhèrent à un projet qui relègue les Tunisiens détenteurs d’une double nationalité au rang de citoyens de seconde zone… «hanian lahom» ! (qu’ils en soient félicités !)
* Universitaire.
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