Tous les vendredis, à l’issue de la prière hebdomadaire, des milliers de manifestants continuent à battre le pavé dans plusieurs villes d’Algérie en brandissant des banderoles hostiles au «système» de pouvoir, mais, faute de leadership et de programme concret, le mouvement tourne désormais à vide.
Par Hassen Zenati
Le rituel est immuable. Par petits groupes, les contestataires commencent par se rassembler sur une place publique pour attendre la fin de la prière du vendredi dans les mosquées environnantes. Dès que la prière est terminée, ils se précipitent vers la colonne de fidèles pour en prendre la tête dès la sortie de la mosquée et l’intégrer de fait dans leur marche.
Cela fait cinquante semaines que ça dure
Formés de longue date à ce type d’encadrement sur les gradins des stades à l’occasion de chauds derbys, les meneurs sortent alors leurs drapeaux et des banderoles «antisystème» pour se lancer virtuellement à l’assaut de la «forteresse» du pouvoir aux cris de «Yetnahaou gâa» (‘‘Qu’ils dégagent tous’’ – ou ‘‘Tous dehors’’). Ils vont s’égosiller pendant quelques heures encore, en arpentant les chaussées désertées par leurs promeneurs habituels, sous les yeux d’une police désarmée, adossée à des fourgons alignés le long des trottoirs. Elle a pour ferme consigne de ne jamais se confronter aux manifestants, sauf à répondre aux provocations, ce qu’elle fait parfois mollement et d’autres fois d’une façon musclée sans jamais commettre l’irréparable. Des interpellations et pas de blessés.
«Aucune goutte de sang ne doit couler pendant ces manifestations», avait ordonné le général Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée. Il est à l’initiative de cette stratégie «d’accompagnement» de la protestation populaire, dont la mise en œuvre a été facilitée par le pacifisme des marcheurs («sylmia»). Gaïd Salah suivra personnellement les opérations pendant des mois, jusqu’à son décès d’épuisement à la suite d’une crise cardiaque brutale à l’orée de sa 80e année
Cela fait cinquante semaines que ça dure depuis le 22 février 2019, lorsque des milliers de mécontents sont sortis dans la rue pour réclamer l’annulation de la candidature pour un cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika. À la limite de la vie végétative depuis qu’il a été frappé par un AVC sévère en 2013, il ne se déplaçait plus que dans un fauteuil roulant, le regard vide, la voix inaudible, incapable d’articuler. Depuis des années, il était sous l’influence d’un entourage orchestré par son frère cadet et conseiller, Saïd Bouteflika, secondé par quelques généraux du premier cercle, qui se seraient accaparés le sceau présidentiel pour sceller des documents officiels, qui se sont avérés être des faux grossiers. Victime, semble-t-il, d’abus de faiblesse à répétition, M. Bouteflika n’aspirait plus, selon diverses indiscrétions, qu’à mourir en fonction pour, consécration suprême, bénéficier de funérailles nationales.
La colère du peuple contre l’immobilisme du pouvoir
L’immobilisme gagnait inexorablement le pays vivant au voisinage de poudrières menaçant directement sa sécurité à ses frontières sud-est et sud (Libye, Mali), et dont les réserves en devises s’épuisaient au rythme de la chute des prix internationaux des hydrocarbures, son quasi-unique produit d’exportation.
C’est cette léthargie à la tête de l’Etat qui souleva la colère du peuple, dont l’orgueil fut atteint par l’image déplorable que lui renvoyaient les média du monde de la déliquescence des institutions nationales et des manœuvres d’une oligarchie financière «sans pitié», selon une expression locale, qui s’était accaparé l’essentiel des richesses du pays et se préparait à capter l’héritage politique.
Le «hirak» (mouvement de contestation), nom emprunté aux activistes voisins du nord marocain, s’installa dans la rue. Présenté comme un mouvement «spontané», il ne tarda pas à révéler qu’il avait un encadrement de militants aguerri, et un «moteur» politique, qui est une coalition de circonstance entre extrémistes islamistes, dernier carré de militants du défunt Front islamique du salut (FIS), qui aspirait dans les années 1990 à établir un «Etat islamique», à l’exemple de l’Iran, et des berbéristes, issus de l’Académie berbère créée en France à la fin des années 1960, qui récusaient la légitimité de l’Etat issu de la guerre de libération en 1962, aspiraient, pour certains, à la sécession de la Kabylie, leur bastion territorial, mettaient en cause la culture arabo-islamique et la langue arabe comme langue nationale, ainsi que l’appartenance de l’Algérie à l’aire politique arabe. Se réclamant du Congrès Mondial Amazigh, patronné par des Marocains, certains berbéristes manifestent même une claire volonté de mainmise sur l’ensemble du Maghreb, rebaptisé Tamazgha, pour le démarquer totalement de l’histoire arabe et musulmane de la région.
Le «hirak» remportera deux victoires majeures : la renonciation de M. Bouteflika à sa candidature pour un cinquième mandat et sa démission immédiate, ainsi que le report des élections présidentielles au-delà des 90 jours fixés par la Constitution pour pourvoir à sa succession à la tête de l’Etat.
Ce double succès fut confortée par une opération «main propres» déclenchée contre plusieurs dizaines de responsables soupçonnés de corruption, dont deux Premiers ministres, plusieurs ministres, les principales figures de l’oligarchie financière, quelques généraux, plusieurs gouverneurs de province et un menu fretin constitué de sous-préfets, maires, directeurs d’établissements et d’entreprises publiques, ou de services extérieurs de l’Etat. Ils croupissent depuis à la prison centrale d’El Harrach (banlieue proche d’Alger) en attendant leur procès pour des chefs d’inculpation qui pourraient leur valoir plusieurs années d’emprisonnement, de très fortes amendes, de longues périodes d’inéligibilité, en plus de la privation pour certains d’entre eux de leurs droits civiques.
Arrêtés dès la destitution de M. Bouteflika, Saïd Bouteflika et deux généraux complices : Mohammed Médiène, dit Taoufik, tout puissant «patron» des renseignements pendant vingt cinq ans, et son successeur Athmane Tartag, ont été condamnés de leur côté par le Tribunal militaire de Blida à 15 ans de prison chacun, pour complot contre l’armée.
Le «hirak» s’est obligé lui-même à tourner à vide
Mais le travail d’obstruction du «hirak» ne parvint pas à entraver le fonctionnement du pays, malgré des appels récurrents à la «grève générale», ni à bloquer la marche vers une élection présidentielle, dont les contestataires ne voulaient en aucune façon. Celle-ci eut finalement lieu le 12 décembre dernier, avec un temps de retard, et permit l’élection d’un successeur légitime à M. Bouteflika, malgré un taux de participation faible de 49%.
Arc-bouté sur des revendications extrêmes répétées toutes les semaines comme une litanie sans fin, refusant d’élire ou de désigner des représentants pour prendre langue en son nom avec les autorités, rejetant par principe tout contact avec ces dernières, le «hirak» en est réduit depuis quelques semaines à tourner à vide, à courir comme un canard sans tête. Les plus magnanimes ne voient plus dans ses marches hebdomadaires, rassemblant de moins en moins de monde, que des sorties festives pour jeunes désœuvrés sevrés de tout divertissement. Les plus réalistes concluent à l’échec d’un mouvement sans programme, qui a démontré sa faiblesse politique, et à l’impasse, alors que les autorités se sont attelées avec célérité après l’élection présidentielle, à la préparation de la phase suivante, l’après-hirak, soit l’édification d’une «Algérie Nouvelle», selon le vœu exprimé par le président Abdelmadjid Tebboune.
Depuis son entrée à El Mouradia, le nouveau chef de l’Etat, qui a reçu l’appui public de la haute hiérarchie militaire, a lancé plusieurs chantiers lourds : la révision de la Constitution afin de séparer les pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire) et rééquilibrer les attributions au sein de l’exécutif entre le chef de l’Etat et le chef du gouvernement, la réévaluation du système éducatif et universitaire que de nombreux experts qualifient de «délabré», et la mise sur pied d’un nouveau modèle de développement, fondé sur l’économie du savoir, en faisant appel aux «start-ups» et en rompant avec l’économie de rente et un «Etat providence» budgétivore alors que les revenus des hydrocarbures ne cessent de s’amenuiser. Les premiers résultats de ce «brain storming» devraient apparaître avant la fin de l’année, mais leur mise en œuvre prendra sans doute plusieurs années.
En réalité, le «hirak» semble s’être fourvoyé entre ceux qui, les yeux fixés sur le rétroviseur, tentaient, dans une sorte de bégaiement de l’histoire, de dupliquer la révolution française de 1789, ceux qui, vivant à contre-courant de la modernité, aspiraient à une révolution islamique, voire au califat, et ceux qui, très réalistes, comme terre-à-terre, reconnaissant que le rapport de force n’est pas en leur faveur, s’appuient sur la multitude bruyante en marche pour exister, mais préfèrent rester en embuscade dans un prudent «wait and see» opportuniste.
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