La politique agricole et commerciale de la Tunisie, qui a instrumentalisé le secteur agricole afin d’en faire une source de devises, a eu des effets pervers qui ont conduit à des résultats inverses puisque la balance alimentaire est devenue structurellement déficitaire et les exportations ne couvrent plus les importations.
Par Mohamed Elloumi *
Les chiffres de l’Observatoire national de l’agriculture (Onagri) concernant la balance commerciale alimentaire pour l’année 2019 viennent de tomber.
Tout d’abord il faut saluer l’exploit de cet organisme qui a rapidement mis à la disposition des décideurs et des citoyens une information capitale pour juger de l’état de notre agriculture et de sa contribution à l’économie nationale. C’est aussi pour nous l’occasion de faire un bilan, même rapide et sans noyer le lecteur avec des chiffres, sur les politiques agricoles qui n’ont pas connu de changements profonds depuis la révolution malgré la détresse des ruraux et des agriculteurs.
En effet, faut-il rappeler à ce propos que la polémique sur la date de commémoration de la révolution entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011 nous renvoie à cette contradiction tunisienne entre d’un côté, une société rurale et agraire qui s’estime lésée par les politiques de développement, et de l’autre, une société urbaine qui tient à ses privilèges dont notamment l’accès à des produits alimentaires et donc agricoles à bas prix.
Cela renvoie aussi aux divergences quant aux origines de la révolution qui se situent pour certains dans le soulèvement des populations à dominante rurale des régions marginalisées de l’intérieur et pour les autres au soutien déterminant à ce mouvement par les populations urbaines des grandes villes du littoral.
Le secteur agricole, un boulet pour les échanges commerciaux du pays
Loin de l’idée de donner un avis définitif sur cette question qui fera la joie des historiens dans le proche futur, je voudrais revenir aux résultats de la balance commerciale alimentaire pour en tirer quelques enseignements en termes de bilan de la politique agricole conduite depuis la révolution.
Les résultats des échanges des produits agricoles tels que présenté dans le document de l’Onagri montrent une dégradation par rapport à la balance de 2018, avec un déficit qui apparaît dès le mois de janvier 2019 et qui va aller crescendo pour atteindre le chiffre record «de 1398,2 millions de dinars tunisiens (MDT) soit 922,1 MDT de plus par rapport au solde de l’année précédente où il avait été de (-476,1 MDT) et un taux de couverture de 75,3% contre 91,1% en 2018, contribuant ainsi pour 7,2 % du déficit global de la balance commerciale de la Tunisie».
Ainsi, alors que le secteur agricole a été soumis à une politique d’extraversion qui devait en faire une source de devises, il est devenu d’une année sur l’autre comme un boulet pour les échanges du pays et pour ses équilibres financiers.
De fait, d’après la note de l’Onagri, cette détérioration de la balance commerciale alimentaire est principalement due à la volatilité des prix des produits agricoles sur le marché international mais aussi à l’aggravation de notre déficit en quantité pas seulement pour des produits pour lesquels la Tunisie est traditionnellement déficitaire tels que les blés dur et tendre ou encore le maïs, mais aussi pour des produits pour lesquels le pays a atteint, les dernières décennies, son autosuffisance et a même été exportateur certaines années comme pour le lait ou la viande rouge.
Cette situation doit être de plus replacée dans le contexte actuel puisque pour l’année 2019, nous avons une production record de céréales (blé et orge principalement) et d’huile d’olive et de dattes. Or malgré cela et à l’exception des dattes, nos exportations sont en recul en valeur et peinent à couvrir le coût des importations qui sont en augmentation aussi bien en valeur qu’en volume, même pour les céréales.
Ainsi ces résultats mettent-ils à nu la faillite de la politique agricole et commerciale qui visait à assurer la sécurité alimentaire par le recours aux marchés internationaux et à dégager un excédent en devise à travers le développement des cultures d’exportation et le recours à l’importation pour la couverture des besoins de la population en aliments de base dont l’abondance et les prix ont pu, à un moment donné, laisser croire à une détente sur les marchés internationaux.
Menaces sérieuses sur la campagne agricole en cours
Plusieurs remarques peuvent être faites à travers la lecture des résultats présentés par l’Onagri et des constats qui les accompagnent.
Tout d’abord en ce qui concerne le déficit global lui-même : dans une conjoncture des plus favorable (production record de céréales, d’huile d’olive, de datte, et d’autres cultures fruitières et maraichères et en attendant les chiffres des produits de la mer) avoir un tel déficit n’augure rien de bon pour une année de production moyenne et encore moins pour une année de production médiocre, comme cela risque d’être le cas pour la campagne en cours.
En effet, le déficit de précipitation et les vagues de chaleur ne présagent rien de bon pour la prochaine campagne des céréales, mais aussi pour les cultures fourragères et autres cultures en sec (comme l’arboriculture fruitière), ce qui risque de se traduire pour 2020 par un creusement du déficit pour les céréales et les produits de l’élevage (lait et viande). Cela pourrait être compensé par l’exportation des stocks d’huile d’olive, mais cela reste dépendant du marché international et de la capacité de l’Office nationale de l’huile (ONH) à assurer une bonne gestion des stocks, si on lui en donne les moyens réglementaires et financiers.
Quant à la baisse des prix à l’exportation de l’huile d’olive elle s’explique par l’excédent d’offre sur le marché international, mais surtout par le fait que la Tunisie, même si on nous répète à longueur de journée qu’elle est un acteur majeur sur ce marché international de l’huile d’olive, reste un pays price-taker ayant peu de capacité d’influence sur les prix. Or notre poids sur le marché international, la qualité potentielle des huiles tunisiennes, notamment en bio, devraient nous permettre de mieux valoriser les huiles tunisiennes et avoir des prix sur le marché qui reflètent ces avantages.
À titre d’exemple, un rapide calcul des quantités exportées en huile biologique comparées à celle exportées en huile conventionnelle, ne montre pas une réelle valorisation de ce label (moins de 10 % de différentiel de prix), alors que sur le marché de consommation ce différentiel peut atteindre 50% voire plus pour l’huile biologique ou celle ayant un label type AOC.
En outre, la politique agricole dans ce domaine a fait le choix d’étendre les superficies (stratégie de plantation de 10 millions d’oliviers) et d’augmenter les quantités produites (encouragement des plantations en hyper-intensif avec des variété étrangères) ce qui fait courir à l’huile d’olive tunisienne le risque de perdre de sa spécificité et également de concurrencer d’autres productions, importantes pour la couverture des besoins alimentaires et pour l’équilibre de la diète des Tunisiens, sur des ressources naturelles de plus en plus rares à savoir l’eau et le sol.
Ajouté à cela le recul de la consommation d’huile d’olive dans les habitudes du consommateur tunisien, encouragé depuis les années 1970 à consommer des huiles de graines, ce qui fait que le marché national n’est plus en mesure de jouer son rôle dans la régulation de la filière, même à travers le recours à des baisses de prix.
En effet, il est largement admis que dans la décision d’acheter et de consommer, le prix joue certes un rôle important mais il n’est pas le seul loin de là, les habitudes culinaires pouvant jouer le rôle de barrière à l’achat.
Reste que des moyens de régulation, autre que le stockage au niveau de l’ONH, existent et auraient pu être planifiés dès les premières estimations de la récolte mises à la disposition des décideurs au mois de juin 2019. Il s’agissait de mettre à niveau l’infrastructure de stockage de l’ONH et des huileries, de fixer des prix seuils d’intervention de l’Office ou des primes de compensation en cas de vente sous un seuil de rentabilité défini au préalable en concertation avec les professionnels.
Ces pratiques de régulation sont mises en œuvre par de nombreux pays ou groupes de pays (Union Européenne) quelle que soit leur orientation économique et ont pour objectif la sauvegarde de la base productive agricole. Certains pays vont jusqu’à subventionner les primes d’assurance-récolte ou assurance-revenu pour leurs agriculteurs afin de les mettre à l’abri de la volatilité des prix sur le marché international.
Ces actions qui sont bien connues pour le commerce international auraient certainement pu mettre un peu plus de transparence dans la gouvernance de la filière et sauvegarder les petits et moyens producteurs pour lesquels la bonne récolte de cette année était une occasion de se refaire une santé sur le plan financier. Quant à leur financement, le secteur oléicole mérite bien un tel soutien de l’Etat qui par ailleurs aurait pu à l’occasion redéployer une partie de la subvention qui va aux huiles de graine importées ou aux produits céréaliers avec le gaspillage que l’on connait.
La subvention de produits alimentaires induit le gaspillage
En ce qui concerne le déficit en céréales, cela est encore plus inquiétant sachant que malgré une production record, nous dit-on, en 2019, l’importation n’a pas ralenti et cela pour deux raisons.
La première relève du modèle de consommation et du gaspillage qu’entraîne la subvention de produits alimentaires à base de céréales et qui finissent souvent dans l’auge des animaux d’élevage (vache, brebis etc.).
Mais cela est dû aussi en second lieu au développement d’un élevage complètement déconnecté de la production agricole, ce qui explique l’importance des importations en orge et en maïs et autres produits destinés à l’alimentation animale tels que les tourteaux de soja par exemple.
Qu’il s’agisse de l’aviculture ou de l’élevage bovin laitier, leur développement n’est pas à remettre en cause, mais ce qui devrait être revu c’est le modèle qui a servi à leur développement et qui est basé sur une alimentation complètement dépendante des aliments concentrés achetés sur les marchés internationaux. De fait le développement de ces élevages aurait pu se faire à travers le développement de fourrages ou d’aliments concentrés produits localement afin de réduire la facture d’importation.
D’ailleurs cette politique a montré ses limites puisque l’autre source de déficit de la balance commerciale alimentaire provient, nous dit le rapport de l’Onagri, de l’accroissement des importations en viande et en lait en quantité et en valeur, alors que la Tunisie a atteint l’autosuffisance en lait depuis les années 2000 et qu’il lui arrive même d’exporter certaines années. Pour la viande rouge l’importation a toujours été occasionnelle et reste marginale dans la balance commerciale.
Cette augmentation des importations pourrait avoir deux sources, la première concerne l’augmentation de la consommation de ces deux produits, or en ce qui concerne la viande cela semble difficilement envisageable du fait de l’augmentation des prix à la consommation et de la baisse du pouvoir d’achat des Tunisiens. Le même raisonnement peut s’appliquer avec nuance pour le lait, l’augmentation du prix à la consommation ayant été moindre suite au soutien de la caisse de compensation.
Reste alors l’autre explication, c’est-à-dire une crise de toute la filière de production de viande rouge et de lait. Or cela n’est un mystère pour personne puisque les principaux concernés, à savoir les producteurs, n’ont eu de cesse de lancer des cris d’alarme relayés par les spécialistes de différents horizons pour attirer l’attention sur la crise des élevages et des chaines de valeurs.
Cris d’alarme auxquels les pouvoirs publics sont restés sourds, même si certaines augmentations des prix à la production du lait ont été octroyées et que le prix de la viande, étant libre, s’est envolé. Or, dans la gestion d’une filière, ce n’est pas uniquement les prix à la production ou à la consommation qui sont déterminants, mais c’est bien au contraire la gouvernance de l’ensemble de la filière et le partage de la valeur ajoutée entre ses différents segments, ainsi qu’une visibilité des politiques à moyen terme qui sont les plus déterminants.
Les effets pervers de la politique agricole et commerciale
On voit bien donc, à travers cette analyse succincte des premiers résultats de la balance commerciale alimentaire, comment la politique agricole et commerciale qui a instrumentalisé le secteur agricole afin d’en faire une source de devises a eu des effets pervers qui ont conduit à des résultats inverses puisque la balance est devenue structurellement déficitaire et les exportations ne couvrent plus les importations faisant perdre au pays sa sécurité alimentaire, sans prendre en considération la dégradation de la diète qui produit des effets non négligeables sur la santé publique (augmentation des maladies liées à l’alimentation : diabète, obésité et maladie cardiovasculaires…) et dont les coûts en soins et médicaments, s’ils étaient pris en considération dans le calcul de la balance commerciale alimentaire, aggraveraient encore plus celle-ci.
* Universitaire et syndicaliste.
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