Il serait malvenu d’exiger de l’actuel ministre de la Santé, Abdellatif Mekki, de résoudre en l’espace de deux semaines tous les problèmes hérités de plusieurs décennies de mauvaise gestion et de gabegie dans le secteur des hôpitaux publics. On peut cependant lui reprocher de s’être consacré à la gestion politique de la communication de crise, alors que sa présence sur le front de la maladie eût sans doute été plus conforme à l’image de «Général d’Armée» que ses bruyants partisans s’efforcent de donner de lui.
Par Dr Mounir Hanablia
En ces temps de crise sanitaire majeure, sans précédent depuis l’indépendance de la Tunisie, faut il considérer Abdellatif Mekki comme un grand ministre de la Santé publique, un véritable général de corps d’armée dans la guerre contre le Virus de l’Apocalypse, ainsi que l’ont prétendu ses partisans après l’avoir affublé de l’uniforme correspondant, sur un photomontage ? Et faut-il tout autant qualifier de traître, Saber Rebai, l’artiste vedette de la chanson tunisienne et arabe qui réside au Caire, pour avoir refusé de se soumettre au rituel bien ordonné de la solidarité nationale inauguré par le président de la République, et surtout, pour l’avoir fait savoir?
Si personne ne peut nier les efforts considérables menés par le ministre, pour faire face à une situation que seuls une poignée de pays ont jusqu’à présent réussi à maîtriser, on ne pourra pas non plus occulter le rôle important qu’a joué Saber Rebai dans la promotion de la chanson tunisienne dans le monde arabe, ni les contributions matérielles et symboliques qu’il n’avait jusque-là jamais cessé d’apporter au bénéfice du peuple tunisien depuis plusieurs années, particulièrement en faveur de l’enfance ou des personnes victimes de maladies graves telles que le cancer ou les myopathies.
Les raisons des uns et les déraisons des autres
Il faudrait comprendre sans pour autant forcément les approuver, les raisons qui, si ce qu’on en a dit est vrai, auraient poussé l’artiste tunisien à brusquement tourner casaque en choisissant cette fois-ci de marquer son refus, d’une manière si peu cavalière, de participer ainsi que l’ont fait ses collègues à la campagne de collecte en faveur des hôpitaux publics, particulièrement désarmés face à la gravité de la situation. Mais le brusque passage de la consécration au rejet devrait non moins assurément soulever de légitimes questions, concernant la propension d’une partie de l’opinion publique à brûler aujourd’hui ce qu’elle a adoré hier. Et il se trouve par une coïncidence pas si étrange que cela que les actuels détracteurs les plus acharnés de l’artiste soient les zélateurs les plus convaincus du ministre de la Santé publique, c’est-à-dire et avant tout une partie des électeurs du parti Ennahdha et de la coalition El Karama.
Il apparaît ainsi qu’une bonne partie du ressentiment contre l’artiste originaire de Sfax soit d’avoir choisi d’aller vivre dans le pays du Maréchal Sissi, ce qui aux yeux de certains esprits expéditifs, le place de facto dans le camp des partisans du massacre de Rabaa. Mais outre que Saber Rebaï n’ait absolument rien à voir avec les problèmes internes de l’Egypte et ne se soit jamais exprimé publiquement sur le sujet, son commentaire relativement à son refus d’être pris pour le ministère des Affaires sociales tunisien, si tant est que ce commentaire soit authentique, ce que le concerné nie formellement, peut suggérer sinon son opposition au gouvernement actuel de la Tunisie, du moins sa désapprobation de sa politique actuelle , ce qui n’est pas exactement la même chose.
Dans cette dernière éventualité, l’artiste refuserait simplement de s’associer à une entreprise en laquelle il ne verrait qu’une manœuvre politique et dont le peuple tunisien ne serait que le prétexte et nullement le bénéficiaire. Et c’est justement cette accusation que les détracteurs d’Abdellatif Mekki sont de plus en plus souvent en train de lancer, arguant de certaines réalités, telles que la carence persistante en matériel médical et dans la protection du personnel soignant, malgré l’ampleur de l’aide financière récoltée.
Il serait malvenu d’exiger de l’actuel ministre de la Santé de résoudre en l’espace de deux semaines tous les problèmes hérités de plusieurs décennies de mauvaise gestion et de gabegie dans le secteur des hôpitaux publics, même s’il faille bien admettre que durant son passage à la tête du ministère durant les années de la Troïka (janvier 2012-janvier2015), il ne se soit signalé ni par sa volonté reformer un système moribond, ni de lui apporter des solutions audacieuses. Mise à part la réforme qui a soulevé contre lui l’ensemble des jeunes médecins pendant quelques semaines, son passage n’aura laissé que peu de souvenirs; il ne fut que le serviteur de la politique ultra libérale d’un Etat pour qui depuis 1995 la santé publique ne fut qu’une charge financière pesant sur le budget de les finances publiques dont il eût fallu se débarrasser par la promotion de la médecine libérale.
En ce sens Abdellatif Mekki ne fut guère différent de ses prédécesseurs Daly Jazi, Hédi Makni, Othman Kechrid, ou Mondher Zenaidi, pour ne citer que ceux là; pas plus qu’il ne le fût de ses successeurs Said El-Aidi, Samira Meraï, ou la dernière en date, Sonia Ben Cheikh.
Le «Général» Mekki et la succession à la tête d’Ennahdha
Le paradoxe veut que l’actuel ministre de la Santé n’eût laissé de souvenirs lors de son premier passage à la tête de ce ministère que par la mesure véritablement socialiste mais néanmoins fort impopulaire auprès du corps médical qu’il essaya d’imposer en envoyant les jeunes médecins réaliser un service civil dans les régions déshéritées de l’intérieur du pays, alors qu’un autre comme Mondher Zenaïdi, qui réussit à imposer la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam) à un Syndicat des médecins spécialistes libéraux longtemps récalcitrant, est toujours évoqué et considéré comme un ministre compétent, quand bien même son règne eût marqué la mise en chantier de trois méga cliniques aujourd’hui en activité sur l’autel desquels les intérêts financiers de l’hôpital public furent allègrement sacrifiés.
Il serait néanmoins intéressant d’établir formellement si durant le gouvernement de la Troïka, les effectifs des fonctionnaires de la santé publique eussent ou non crû, en dépit des restrictions imposées par le Fonds monétaire international (FMI). Là résiderait une première différence fondamentale entre Abdellatif Mekki et tous ses collègues précités et qui donnerait quelque consistance à l’accusation selon laquelle le recrutement de la fonction publique eût obéi entre 2012 et 2015 à des considérations partisanes au détriment des nécessaires équilibres financiers de l’Etat. Mais ceci est une question qui ne sera jamais éclaircie tant que le parti Ennahdha sera à même, à défaut de gouverner, d’occuper une position lui permettant de disposer d’un véritable droit de veto relativement à tout ce qui touche à sa gestion de la chose publique durant son premier passage à la tête de l’Etat; et même plus, puisque le cabinet du président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) prétend désormais exercer un droit de veto sur les pouvoirs de gouverner par ordonnances que l’on s’apprête à concéder, dans l’urgence, au gouvernement Elyès Fakhfakh.
Tout ceci touche au cœur du problème : Rached Ghannouchi au plus haut sommet de l’Etat est en train de clore son parcours politique, le problème de sa succession risque de se poser bientôt au sein de son parti, et beaucoup de militants naturellement ne désireraient nullement devoir plus tard être tenus comptables d’errements dont ils ne s’estimeraient pas responsables pour ne pas les avoir approuvés.
Dans ces conditions, le mythe du «Général» Mekki, homme providentiel à la tête du ministère de la Santé, n’aurait d’autre justification que celle de fourbir les armes en vue de la prochaine guerre de succession qui s’annonce rude au sein de son parti. Peut-on pour autant le blâmer de sa gestion de la crise du Covid-19 ?
Il est bien sûr encore trop tôt pour en dresser le bilan; la mobilisation sanitaire a été il faut l’avouer assez tardive, mais on peut tout autant blâmer le gouvernement Youssef Chahed de ne pas avoir commencé à prendre les mesures nécessaires. Et cela fait à peine 10 jours que les mesures les plus significatives, qualifiées de préventives, celles ayant trait à la restriction de la circulation des biens et des personnes, ont été prises, et pour le moment le bilan des contaminations et des pertes en vies humaines demeure remarquablement bas, mais rien n’est encore acquis, loin de là, particulièrement du fait de la nature foncièrement indisciplinée du peuple tunisien.
Ce qu’on peut reprocher à M. Mekki
On peut cependant faire deux grands reproches à ce ministre : le premier est le sous-équipement du personnel des services des urgences dans les hôpitaux en matière d’autoprotection, et c’est un sous-équipement qui globalement perdure malgré les informations faisant état ici et là de livraisons de fournitures médicales.
Le second tient au manque flagrant de volonté de dépistage large, alors que bien au contraire, pour se situer dans une phase où la maladie étant encore confinée, la détection et la neutralisation des porteurs sains pourrait, en présence des mesures de ralentissement précitées, stopper la diffusion de la maladie, en attendant son éradication. On s’est borné à limiter le dépistage aux patients présentant un tableau fébrile et ayant eu un contact avec un patient malade ou de retour de l’étranger, et la réalité est en train de prouver que le tableau clinique de la maladie englobe des réalités aussi variées que l’insuffisance respiratoire aiguë ou subaiguë, la pharyngite, l’insuffisance coronaire, la myopéricardite, la pleurésie, ou plus prosaïquement, la diarrhée, le tout en l’absence éventuelle de tout contexte fébrile qui devrait bien au contraire plutôt attirer l’attention.
Ce choix des critères de dépistage, entériné il est vrai par une commission de la Santé Publique, aurait pu être discuté, sinon élargi, ou remis en question, par le ministre, lui-même médecin de formation, malheureusement il semble qu’il se soit consacré à la gestion politique de la de la communication de crise, alors que sa présence sur le front de la maladie eût sans doute été plus conforme à l’image de Général d’Armée que ses bruyants partisans s’efforcent de donner de lui.
Et pour tout dire, d’erreur dans la Communication, il y en a eu, et de majeure, celle ayant trait à la Chloroquine, qui, abstraction faite de circonstances à éclaircir ayant trait à des appels d’offre du médicament, ainsi qu’on en a fait état sur les plateaux d’une chaîne télévisée, n’est pas dénuée d’effets secondaires, en particulier sur les yeux, le foie, ou même le cœur, dont aucune donnée scientifique sérieuse ne prouve qu’il soit efficace dans l’infection au Covid-19. Et le fait est que les patients qui nécessitent actuellement ce médicament sont surtout ceux qui sont atteints de formes sévères de Lupus érythémateux aigu disséminé, une maladie parfois mortelle, et ils risquent d’en manquer, du fait d’une sur-demande thérapeutique non justifiée par des impératifs médicaux.
Une autre erreur a été bien sûr la décision du ministre, vexé par des commentaires désobligeants, de ne plus communiquer sur l’évolution de la crise, dont on espère qu’elle ne sera que passagère. Pour tout dire, abstraction faite de la réalité et de la véracité des choses, il est regrettable que les canaux de propagande politique intrinsèques au parti Ennahdha s’efforcent d’imposer à l’échelon national, une image manichéenne de la sainteté et du péché, de Dieu et du diable, qui lui sied, celle du héros issu de ses propres rangs, appelé un jour à présider aux destinées du pays, à laquelle fait pendant, celle du traître qui a renié sa patrie en se réfugiant dans l’antre du diable.
La réalité est plus prosaïque, on retiendrait tout simplement celle du ministre qui s’efforce laborieusement de faire son travail et des choix duquel tous subissent les conséquences d’une part, et d’autre part celle de l’artiste à qui on n’a peut être pas insufflé la confiance nécessaire pour apporter une aide conséquente ainsi qu’il l’a toujours fait, lorsqu’au plus haut sommet de l’Etat, on s’est mis à évoquer une destination autre que celle des hôpitaux de notre pays, auxquels on avait prétendu que cette aide serait apportée. Mais, à trop vouloir imposer cette vision déformée d’une lutte perpétuelle, entre le bien qui relève toujours du soi, et le mal dont on affuble invariablement les autres, on finit inévitablement par détourner le regard de l’essentiel, celui de savoir si la gestion de la crise du Covid-19 réponde véritablement aux impératifs que la sécurité d’un pays exige.
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
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