Coincée entre l’amateurisme de ses multiples gouvernements et le cynisme de ses partis et élus politiques, la démocratie tunisienne fait face au spectre d’un imminent défaut de paiement. Le déficit budgétaire est abyssal : avec un surendettement sanctionné par les agences de notation et décrié par les prêteurs, y compris la Banque centrale de Tunisie (BCT). Tous incriminent l’indiscipline budgétaire des gouvernements successifs et tous dénoncent un État qui se dope par une dette toxique, improductive et siphonnée par les salaires et privilèges de l’État. Le volcan des contestations sociale gronde : le ton monte et les taux d’intérêt avec, alors que les caisses sont vides! Est-ce l’enlisement? Et pourquoi ?
Par Moktar Lamari, Ph. D.
La Tunisie doit se ressaisir, et rapidement! L’État doit discipliner ses dépenses en communiquant au sujet de l’impératif de la réduction de la taille l’État. Faute de quoi, le défaut de paiement devient inéluctable… ruinant dans son sillage les aspirations démocratiques.
Plusieurs économistes tunisiens, intègres, et non embrigadés politiquement, ont vu venir le précipice budgétaire. Et ils ont prévenu contre les dégâts, en disant la vérité, les yeux dans les yeux aux pouvoirs politiques en place. Mais personne ne les a crus! Les plus politisés de ces élites (souvent les plus médiatisés) ont courbé l’échine, ne voulant pas alarmer l’opinion publique et encore moins offenser les principaux partis politiques qui gouvernent depuis 2011!
Pas besoin de dessin, la gouvernance instituée depuis 2011 et institutionnalisée par la nouvelle Constitution de 2014 a dévoyé l’État, a perverti ses valeurs éthiques et noyé ses missions essentielles dans une mare de promesses utopiques et idéologisées. Et c’est bien là que le précipice budgétaire et la dette liée ont pris ancrage.
L’État : une débâcle en 3D
Depuis 2011, la (mal) gouvernance économique se déploie en trois 3D :
1) un déficit public à tout-va;
2) une dette exponentielle;
3) une dégradation continue des services publics et des autres indicateurs économiques.
Ces 3D ont constitué le dénominateur commun des politiques publiques engagées par les 10 gouvernements et les 440 ministres ayant gouverné le pays depuis 2011. Tous ont administré la Tunisie du Printemps arabe grâce à la dette (fardeau à payer par les plus jeunes), tous ont gonflé l’État démesurément et au détriment de l’investissement (public et privé). Tous ont contribué à atrophier les recettes fiscales et à amplifier les dépenses publiques !
Aucun de ces gouvernements n’a haussé le ton et aucun de ces «honorables ministres» n’a osé démissionner pour dénoncer la dette et pour condamner les déficits qui érodent les équilibres macro-économiques et le capital social. La démission de l’ancien ministre des Finances Houcine Dimassi (2013-14) constitue l’exception qui confirme la règle. La crédibilité des élites politiques est profondément entachée.
Une bureaucratie qui vampirise les services publics
De 36.000 fonctionnaires en 1961, la Tunisie comptait en 2010, 490.000 fonctionnaires et plus de 840.000 fonctionnaires (administrations et sociétés publiques) en 2020. Entre 1961 et 2020, des effectifs de fonctionnaires sont multipliés presque par 25, alors que la population a seulement triplé pour la même période (60 ans).
Mais le saut le plus grave dans les effectifs date de 2013. Depuis la Révolte du Jasmin, presque 250.000 fonctionnaires se sont ajoutés aux effectifs de l’État et à la masse salariale.
Un très grand nombre d’entre eux sont payés pour ne rien faire : des emplois fictifs, des fonctionnaires fantômes, des fonctionnaires à temps partiel… n’ayant pas le sens de l’État dans leurs convictions et valeurs. Ces «faux» fonctionnaires, recrutés souvent sans concours au mérite, ont pullulé et dans tous les secteurs : santé, éducation, sécurité, justice, etc.
En même temps, et depuis la révolte du Jasmin, l’investissement s’est contracté drastiquement. La croissance s’est atrophiée à presque 1% en moyenne interannuelle. L’État finance les salaires de ses fonctionnaires par la dette, ses recettes fiscales n’ont pas suivi l’emballement des dépenses publiques et les excès dans le train de vie de l’État.
Depuis 2011, la croissance démographique en Tunisie a été de presque 10% (un million de personnes additionnelles), la croissance des effectifs de fonctionnaires a été de 50%. C’est pourquoi la facture salariale de l’État a explosé depuis! La masse salariale de l’État augmente de presque 16% par an, alors que i) les gains de productivité des fonctionnaires convergent vers zéro et ii) la croissance est asthénique, voire négative : -21% pour le 2e trimestre 2020.
Une sélection adverse qui ne dit pas son nom : les bons fonctionnaires sont délogés par les mauvais, et la loi de Newton fait le reste : un nivellement par le bas qui vide l’administration tunisienne de ses compétences et qui ouvre les portes aux moins dévoués et de facto les moins compétents. Avec à la clef, un risque moral, lié notamment aux abus de pouvoir et corruption liée.
L’État tunisien peut fonctionner et plus efficacement avec une atrophie des effectifs de fonctionnaires, du tiers facilement. L’État peut commencer par couper dans la mauvaise graisse : réduire ses effectifs avant d’endetter le pays et de pénaliser les générations futures. Et ce, par évaluation des politiques et un audit systématique des administrations. Il y a, ici, la variable d’ajustement pour compresser les déficits et contenir le fardeau de la dette.
Mais cela requiert du courage et du leadership des hommes et des femmes politiques. Et c’est ce courage qui semble faire défaut chez les élus et les élites liées.
Un État infiltré par les intérêts et lobbies
L’autre preuve du dévoiement de l’État a trait à la politisation extrême des administrations publiques, toutes sans exception. Du ministère de l’Intérieur (police et forces de l’ordre), au ministère de la Justice, en passant par le ministère de l’Environnement, ou celui des Finances, pour ne citer que ceux-là.
Les partis politiques ayant gouverné le pays depuis 2011 ont placé beaucoup de leurs «militants» dans des postes clefs, pour servir de sentinelles et pour satisfaire leurs intérêts partisans, plutôt que ceux du pays et de la collectivité.
À cette gestion partisane, s’ajoute une méchante couche de corruption, génératrice d’une indescriptible évasion fiscale. Une évasion qui concerne quasiment 80% des entreprises et tous les employés du secteur informel. Le secteur informel compte 48% des 3,6 millions d’actifs déclarés.
De la petite corruption… disent plusieurs ministres et économistes sollicités par les médias locaux. Mais quand la petite corruption se généralise, ses impacts finissent, somme toute, par coûter bien plus cher que la «grosse corruption». Cette dernière est plus concentrée et plus limitée dans son étendue… comme du temps de l’ère de Ben Ali (et sa famille).
La neutralité et la probité des fonctionnaires ne figurent plus dans les priorités des gouvernements de l’après 2011.
Les lobbyistes et les barons de la contrebande font désormais la loi et se sont installés dans les articulations névralgiques de la prise de décision au sommet de l’État. Tous évitent de payer leurs impôts et s’enrichissent par des situations rentières, creusant davantage la «faillite fiscale» de l’État tunisien.
Dette toxique, pression fiscale, désinvestissement privé !
Le niveau de la dette par rapport au PIB est passé de 38% en 2010 à plus de 92% en 2020, voire même 112%, si on tient compte de la dette des entreprises publiques. En même temps, la pression fiscale a atteint 33% (contre 19% en 2009). Et cela n’a pas arrangé l’investissement qui s’est rétracté de 26% du PIB, en 2010 à seulement 8% en 2020.
La Tunisie vit sans le savoir, la tragédie de l’Équivalence de Ricadro! Cette loi stipule que l’augmentation des dettes publiques fait augmenter les taxes et fait péricliter les investissements privés. Anticipation rationnelle oblige! Et c’est bien ce qui arrive à la décadence de l’investissement et la fuite des capitaux… pour éviter les risques et les très probables dévaluations à venir.
Sur un plan purement éthique, les déficits budgétaires et l’endettement lié vont pénaliser lourdement les jeunes générations tunisiennes. Et cette pénalisation sera encore plus dure quand on sait que la Tunisie est sur la trajectoire d’un imminent déclin démographique (moins d’actifs occupés pour remplacer les départs à la retraite).
Avec la transition démographique, l’État-providence est en passe de laisser place à un État-défaillance.
Trop d’État tue l’État !
L’État tunisien perd continuellement le sens de la qualité des services publics. Aujourd’hui, il y a cinquante fois plus de voitures de fonction pour les «gestionnaires de l’État» que de lits d’hôpitaux équipés pour les citoyens.
Voulant être un État passe-partout, un État touche-à-tout, l’État tunisien d’aujourd’hui a fini par éroder sa crédibilité, endetté sa population et creusé les déficits publics.
L’État tunisien s’est effrité, s’est dispersé progressivement, instabilité politique oblige!
L’État tunisien s’est épuisé par toutes ces coalitions-défections qui ont marqué ces dernières années.
Trop d’État ruine l’économie et dégrade la soutenabilité du bien-être collectif.
La démocratie tunisienne paie déjà les frais du fardeau d’une dette insoutenable. Et si le gouvernement n’engage pas les réformes requises, l’État risque de se trouver incapable de payer les salaires de 850.000 fonctionnaires, incapable d’honorer les indemnités d’un demi-million de retraités, avec toujours moins d’appui aux services sociaux d’une population démunie qui avoisine les 3 millions.
En déclarant faillite, en continuant à reporter sine die des réformes attendues depuis 2011, la Tunisie ne peut que compromettre sa transition démocratique, et ce, en se plaçant de facto sous la tutelle politique de ses créanciers et à la merci de ses prédateurs.
* Universitaire au Canada.
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