En invitant «des jeunes des différentes régions du pays» pour participer au «dialogue national», préconisé par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), pour aider à sortir la Tunisie de la crise multiforme où elle se morfond depuis 2011, Kaïs Saïed n’a rien inventé et sûrement pas innové. La lubie des jeunes a été utilisée sous toutes ses coutures par les différents régimes et pouvoirs successifs, chacun à sa manière.
Par Imed Bahri
D’abord, l’ancien président Ben Ali a usé jusqu’à la corde de cette thématique tout au long de sa présidence. Ainsi, le 21 mars a été décrété fête nationale de la jeunesse et jour férié. Le 7 novembre 1994 a été lancée Qanat Al-Chabab, la chaîne de la jeunesse, rebaptisée entretemps Canal 21, et c’est cette chaîne qui propulsa toute une génération de jeunes animateurs, les Sami Fehri, Alaa Chebbi, Elyès Gharbi, Mohamed Boughalleb, Amel Chahed, Farah Ben Rejeb, etc.
Ben Ali s’offre un bain de jouvence pour revigorer son régime
Plus tard, pour se revigorer, rajeunir son image et s’injecter du sang neuf, le régime benaliste a beaucoup parié, au début des années 2000, sur le nouveau gendre du président Ben Ali, le très jeune Mohamed Sakhr El Materi, le garçon de bonne famille étant devenu du jour au lendemain une figure centrale du régime à la croisée de la politique et des affaires, député, membre du comité central du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) et président d’un groupe aussi riche que diversifié nommé Princesse Holding. Le jeune homme, en fuite depuis 2011 et actuellement réfugié aux Îles Maldives, était devenu un objet de curiosité, les courtisans ont vite commencé à graviter autour de lui et la classe politique et le milieu des affaires s’en sont rapprochés pour être bien vus par son beau-père de président omnipotent. Il faut rappeler aussi aux amnésiques, et les Tunisiens le sont tous à des degrés divers, que Mohamed Sakhr El Materi a fini par faire de l’ombre à Belhassen Trabelsi, beau-frère de Ben Ali, sans parler de Slim Chiboub, gendre du président de la république, tombé en disgrâce quelques années plus tôt.
L’instrumentalisation de la jeunesse s’est aussi manifestée par le Pacte de la jeunesse lancé le 21 mars 2008, accompagné d’un débat sur le sujet et d’un site internet dédié au projet. Le document, aujourd’hui presque oublié, a été signé en présence de Ben Ali.
Caid Essebsi veut construire une nouvelle classe politique
Bref, que ça plaise ou pas, même les régimes autoritaires savent comment utiliser et mettre à profit cette thématique de la jeunesse devenue surconsommée et très opportunément mise en avant, plus comme un effet d’annonce, un alibi ou un thème de communication que comme une réelle politique. Car ce seront ces mêmes jeunes, faussement glorifiés par le discours politique du régime autoritaire de Ben Ali, qui, le 14 janvier 2011, feront tomber ce régime comme un château de cartes.
Après la révolution, Béji Caïd Essebsi, président nonagénaire, s’était investi, lui aussi, à partir de 2015, selon ce qu’il ne cessait de rabâcher, de la mission de construire une nouvelle classe politique, de faire émerger une nouvelle génération qui portera le flambeau. Il adorait répéter cette expression. Et c’est sans doute dans cette optique qu’il a nommé Selim Azzabi, alors âgé de 37 ans, au poste de Premier conseiller chargé du secrétariat général de la présidence de la république, puis ministre-directeur du cabinet présidentiel. Il a aussi, dans la foulée, chargé, le 3 août 2016, un inconnu du grand public, Youssef Chahed, de former le gouvernement. Cet ingénieur agricole sans véritable passé politique, tout juste âgé de 40 ans, débarqua ainsi, le 27 août, au Palais de la Kasbah. On connaît la suite de l’histoire entre les deux quadragénaires et leur mentor, qui se livreront une guerre sans pitié et accélèreront ainsi la chute de leur parti, Nidaa Tounes…
Kaïs Saïed dans les pas de Ben Ali et Caïd Essebsi
Aujourd’hui, c’est Kaïs Saïed qui enfourche le cheval de la jeunesse, croyant être un génie en proposant d’inviter des jeunes au fameux «dialogue national», dont on se demande s’il va vraiment avoir lieu un jour, tant sa conception même est viciée par les calculs politiciens des protagonistes pressentis.
Non, Kaïs Saïed n’est pas une lumière et il n’a rien inventé en politique en faisant des appels du pied en direction des jeunes dans une initiative qui sent la manipulation et l’opportunisme à mille lieux à la ronde. Et même s’il veut s’inscrire dans une logique de rupture, en lorgnant les jeunes des régions intérieures, les oubliés du processus de développement au cours des soixante-dix dernières années, le président de la république, ne lui en déplaise, ne fait qu’emboîter le pas à ses prédécesseurs, car cette utilisation de la thématique de la jeunesse est surconsommée aussi bien sous les régimes autoritaires que sous ceux démocratiques. C’est ce qu’on appelle une rengaine, c’est-à-dire un couplet redondant et ennuyeux.
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