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Tunisie : consultation nationale ou plébiscite programmé ?

Les quelques dizaines de milliers qui visiteront cette plateforme décideront pour 12 millions de Tunisiens.

La Tunisie, au bord de la faillite économique et de l’explosion sociale, s’offre le luxe de s’embourber, via le net, dans de stériles palabres constitutionnelles, orchestrées par des petits bourgeois qui ont trouvé dans le papotage et les utopies une voie vers la notoriété, tout en se donnant une bonne conscience à bas prix, en prétendant refaire le monde dans l’intérêt du peuple. Pauvre peuple, toujours roulé dans la farine et jeté dans la poêle!

Par Mounir Chebil *

Au citoyen qui manque de pain, de semoule, d’huile d’olive et qui passe des heures à baver devant les étals de légumes, de fruits, de viande… sans pouvoir rien acheter, on pousse le cynisme de lui dire de bien serrer la ceinture et de patienter le temps qu’on lui ponde la meilleure constitution du monde après une consultation nationale numérique unique dans l’histoire de l’humanité.

L’intronisation du nouveau bey de Tunis

Pour celui qui a tout le confort dont peut rêver un homme et qui se gave d’un salaire annuel de près de 400 000 dinars, et j’ai nommé ici le président de la république Kaïs Saïed, il est facile de demander au pauvre citoyen de patienter en attendant les improbables résultats d’une consultation miracle qui déboucherait sur une constitution providentielle, dont peu de gens saisissent l’intérêt et l’urgence, et qui, de toute façon, n’améliorera pas les équilibres financiers de l’Etat, n’arrêtera pas l’inflation, n’améliorera pas le pouvoir d’achat des citoyens ni ne donnera du travail aux chômeurs.

Il est facile de dire à ceux pour qui l’année dure un siècle, en raison des difficultés auxquelles il fait face quotidiennement, que dix ou vingt ans ou même cent ans d’incertitude, de privation et d’anarchie ne représentent rien dans l’histoire d’un peuple.

Tous les damnés de la terre, qui représentent une majorité en Tunisie, la cheffe du gouvernement Najla Bouden, qui fait fonction de première secrétaire du président Saïed, ne voit pas l’utilité de les consulter quand il s’agit pour elle de prendre, au nom de l’Etat, des engagements envers les bailleurs de fonds et à leur tête le Fonds monétaire international (FMI). Mais elle leur demande de participer à une consultation visant, en fin de compte, à plébisciter l’intronisation du nouveau bey de Tunis, ci-devant «président de la république» aux pouvoirs quasiment illimités.

Cette «consultation populaire numérique», organisée du 1er janvier au 20 mars 2022, et portant sur des questions politiques, économiques, éducatives et culturelles, est censée faire émerger des idées qui serviront de base à des amendements constitutionnels, visant la refonte du système politique pour abandonner le parlementarisme au profit du présidentialisme, souhaité par Kaïs Saïed.

Une consultation à la légitimité sujette à caution

Parce que les damnés de la terres qui triment dans les champs, les montagnes, les campagnes, les chantiers et les usines, ainsi que les laissés-pour-compte des quartiers populaires, et ils sont majoritaires en Tunisie, savent surfer sur internet, aussi allégrement qu’ils surfent sur leurs calvaires quotidiens, et savent répondre à des questions portant sur le régime politique ou les modèles économiques, sur lesquelles buteraient des étudiants en troisième cycle de droit public ou d’économie.

Comme le remarque Mohamed Khalil Jelassi dans La Presse du 10 janvier 2022, le problème de cette consultation «est accentué par l’infrastructure numérique qui marque de grandes inégalités régionales. Aussi, du fait que la plupart des contenus numériques sont sous forme écrite, leur assimilation est compliquée pour ceux qui ne maîtrisent pas le socle de base de la lecture, de l’écriture ou du calcul.»

Selon un rapport de l’Unesco datant de 2020, 26% des personnes âgées de 15 ans et plus en Tunisie ne sont pas scolarisés, 29% ont un niveau primaire, 16% ont fait l’école de base, 14% ont le niveau du secondaire et seuls 15% ont accédé à l’université, mais n’ont pas tous achevé leur études universitaires. Il en ressort que, sur les utilisateurs d’internet, 85% de la tranche d’âge sus citée sont constitués de citoyens incultes ou de faible niveau d’instruction qui ne comprendraient rien à la consultation, qui plus est, numérique.

Sur un autre plan, en 2020, nous comptons, en Tunisie, 7,3 millions d’utilisateurs actifs des réseaux sociaux soit 62% de la population totale; 45% de foyers sont connectés à internet et 53% de la population utilisent internet. La principale utilisation des réseaux sociaux reste liée au chat, à l’échange de messages et aux contacts personnels.

Dans la consultation présidentielle, il faut compter aussi avec les abstentionnistes qui se rangeraient du côté des partis d’opposition, les abstentionnistes qui comme moi n’ont aucune confiance dans la classe politique actuelle et dans les combines de Kaïs Saïed, et les abstentionnistes invétérés qui se disent apolitiques, soit plus de la moitié des Tunisiens qui, habituellement, ne prennent part aux élections.

Si on opère toutes les soustractions possibles, il n’y aurait pas plus d’un millions de participants – et je suis optimiste – à la consultation présidentielle, qui exprimerait nécessairement, ne fût-ce qu’en partie, des avis défavorables aux désidératas du président qui rêve d’un plébiscite.

Les jeunes endoctrinés décideront pour nous

L’avenir des Tunisiens serait donc tributaire des vœux pieux exprimés par quelques centaines de milliers de leurs concitoyens, notamment des jeunes endoctrinés au point de prendre un cachet d’aspirine quand M. Saïed souffre d’un mal de tête, et des incultes manipulés par ces derniers, qui sont très mobilisés sur les réseaux sociaux et qu’on reconnaît à la grossièreté des insultes dont ils inondent les opposants au président.

Une fois la consultation achevée, toute la question est de savoir, qui va synthétiser et mettre en forme les centaines de milliers de réponses? M. Saïed, faites comme vous l’entendez ! Nous sommes habitués aux bulletins de vote qui, à la sortie des urnes, virent du vert au rouge, et aux tripatouillages de Nabil Bafoun et de son «machin» des élections. 

D’une part, vous monopolisez les moyens de l’Etat pour appliquer votre projet politique qui est irréalisable. D’autres part, vos larbins répondront sûrement en lieu et place de la majorité des Tunisiens qui ne prendront part à «votre» consultation dite populaire. Et il y aura certainement un Riadh Jrad pour annoncer sur Attessia TV qu’il y a 20 millions d’avis favorables à votre consultation, et plus tard, 50 millions d’avis favorables à votre référendum constitutionnel.

Consultation populaire, comité de rédaction d’une nouvelle constitution presque déjà prête, révision du code électoral, référendum constitutionnel, élections législatives… que d’entourloupes présentées comme une transition démocratique.

Un pays où la loi est au service du non-droit

Il faut dire que la Tunisie est un pays de non-droit depuis 2011, la résolution des conflits de pouvoir étant assurée par les rapports de force, lesquels, le 25 juillet 2021, étaient en faveur de M. Saïed qui en a profité (et comment?) pour s’arroger le pouvoir absolu. Or, l’éthique dont se réclame tapageusement le président de la républiqiue aurait été de rétablir l’Etat de droit. Il aurait fallu pour cela, d’une part, constituer une commission pour réviser la constitution de 1959 en vue de renforcer certains droits et libertés, grâce à un meilleur équilibre entre les pouvoirs exécutif et législatif, et d’autre part, amender le code électoral pour éviter l’effritement du paysage parlementaire et organiser de nouvelles élections, dont serait issu un gouvernement adossé à une véritable majorité.

L’opération entière n’aurait pas duré plus de six mois, la situation aurait gagné en normalité institutionnelle et le pays aurait relancé son processus de développement en panne depuis dix ans.

Les attentes des Tunisiens sont d’ordres essentiellement économique et social. Mais M. Saïed, préfère regarder ailleurs et se perdre en conjectures constitutionnelles…

* Ancien haut cadre de la fonction publique.

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