En cette nouvelle ère marquée du sceau de l’hyper-président Kaïs Saïed, le Tunisien lambda vit avec l’espoir de réussir une «harqa», de voir débarquer un Père Noël japonais et de célébrer une nouvelle victoire d’Ons Jabeur. Et les «bok-bok» jubilent parce qu’on a arrêté un islamiste par-ci ou un gauchiste par-là… pour les relâcher aussitôt par manque de preuves. La mascarade se poursuit… (Kaïs Saïed lorgne toujours les jeunes et les démunis, mais que leur a-t-il fait ?).
Par Mounir Chebil *
Il a mis publiquement sa main sur le saint Coran et il a juré «par Dieu Tout Puissant, de sauvegarder l’indépendance de la Tunisie et l’intégrité de son territoire, de respecter sa constitution et ses lois, de veiller à ses intérêts et de lui être loyal». Après deux années de tergiversation, il a fini par abroger la constitution d’une manière unilatérale et il a imposé une nouvelle constitution d’une manière unilatérale aussi. Selon la coutume tunisienne, le mensonge pour une bonne cause est toléré, donc on peut lui pardonner cet écart de conduite.
Le peuple obtiendra ce qu’il veut, disait-il…
Au peuple, il a dit : «Echaab yourid wa lahou ma yourid» (Le peuple veut et il obtiendra ce qu’il veut) ; mais qu’a-t-il obtenu depuis le coup de force politique du 25 juillet 2021 en vertu duquel le président Saïed a accaparé tous les pouvoirs ? Le peuple attendait de lui la prospérité, il a récolté plus de misère et de dénuement. Celui qui aime bien, châtie bien, dirait l’autre. Le peuple est réduit à regarder les bateaux de marchandises attendre en haute mer puis partir sans accoster. Ils demandent d’être payés. Malheureusement, la Tunisie n’a plus les moyens des corsaires Aroudj et Khereddine.
C’est devenu un événement national, relayé par toutes les chaînes radio, tous les plateaux TV, tous les journaux de la place : la Tunisie a pu importer une tonne d’huile végétale ou quelques tonnes de sucre. Quel exploit ! Faut-il écrire toute une constitution et la faire adopter par référendum pour arriver à ce mièvre résultat? Il faut dire que le ridicule ne tue plus dans ce pays, qui craint aujourd’hui sérieusement la faim.
Incapable d’offrir la prospérité au peuple qu’il aime, le raïs lui demande de serrer la ceinture. Or il ne sait pas qu’une grande partie de ce peuple n’utilise plus la ceinture, mais la bretelle pour retenir un pantalon qui menace de tomber. Quelle épargne peut-on attendre des 750 000 chômeurs, des millions qui vivent avec 150, 180 ou 300 dinars par mois ou même de ceux qui perçoivent le salaire minimum de 400 dinars ou un peu plus. C’est le comble de l’indécence.
Aux jeunes chômeurs des régions dites marginalisées, où il compte l’essentiel de ses électeurs, M. Saïed a dit : «Faites des projets et l’Etat sera avec vous». Ils en sont encore aux projets d’une chicha et d’une partie de belote au café du coin. L’Etat dispose certes de structures de soutien dédiées aux jeunes promoteurs, comme la Banque tunisienne de solidarité (BTS Bank), mais allez leur demander un prêt pour créer votre entreprise et vous serez édifié sur les décourageantes complications bureaucratiques.
Son excellence a mené, tambours battant, une campagne contre la corruption, la contrebande et la spéculation. Maintenant, ces fléaux ont gagné les galons de la normalité. Les cigarettes de contrebande, par exemple, sont vendues librement et à des prix prohibitifs dans tous les «hammas» (vendeurs de pois-chiche grillé) de la république. Elles sont achetées normalement par le procureur de la république, l’agent de la garde nationale, le douanier, le contrôleur des prix, le percepteur des impôts et qui dit qu’elles ne circulent pas aussi dans les bureaux du palais de Carthage ? Le comble, c’est que dans ce bizness, tout ce beau monde s’en met plein les poches… sauf l’Etat.
Les «bok-bok» de la république sont consentants
M. Saïed a accaparé tous les pouvoirs avec la bénédiction des «bok-bok»** et il a dit : «L’Etat c’est moi». Mais on ne voit l’État nulle part. On ne le voit pas dans les établissements scolaires et hospitaliers délabrés. On ne le voit pas sur les routes crevassées. On ne le voit pas chez l’épicier, au marchand de légumes, à la Steg… Les prix flambent et le pompier somnole, dodo l’enfant do ! Ce sont les comploteurs et les traîtres qui sont derrière la flambée des prix, dit-il, menaçant mais impuissant.
Certes, avec la crise ukrainienne, l’inflation et la montée des prix ont gagné même les pays les plus riches. Mais, dans ces pays capitalistes, les gouvernants multiplient les mesures envers les nécessiteux (subventions, primes, baisses d’impôts ou augmentation d’impôts sur les plus grandes richesses, augmentation du salaire minimum…) L’Espagne a décrété la gratuité des transports publics. Par patriotisme, nous ne devons pas suivre ces pays.
Chez nous, le Roi soleil veut le gel des salaires, la compression de la masse salariale, la levée des subventions sur le carburant et les produits de première nécessité, et qui se font de plus en plus rares d’ailleurs … Que ne faut-il pas faire pour séduire le FMI ? Il ne reste plus que la solution finale à programmer. Car, s’il aimait le peuple comme il le dit, il aurait, au moins, donné l’ordre à la Sonede pour améliorer la qualité de l’eau du robinet, ce qui aurait engendré de grandes économies pour les familles pauvres et moins pauvres en n’achetant plus l’eau en bouteille. S’il était plus sérieux dans ses dispositions à l’égard des plus pauvres, il aurait pu créer une contribution nationale en leur faveur, prise auprès des entreprises dont la crise économique a accru les bénéfices. Comme l’acte anormal de gestion est imposable, une taxe supplémentaire doit être indexée sur l’enrichissement anormal par temps de crise économique.
En cette nouvelle ère de la troisième république, le Tunisien lambda vit avec l’espoir de réussir une «harqa», de voir débarquer un Père Noël japonais et de célébrer une nouvelle victoire d’Ons Jabeur. Et les «bok-bok» jubilent parce qu’on a arrêté un islamiste par-ci ou un gauchiste par-là… pour les relâcher aussitôt par manque de preuves. La mascarade se poursuit…
* Haut fonctionnaire à la retraite.
** Personnages d’une BD humoristique du caricaturiste Lotfi Ben Sassi. Le mot signifie aussi, en dialecte tunisien, crédules, niais, idiots…
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