Quand les partis politiques sont obnubilés par le repositionnement sur l’échiquier politique, il est tout à fait logique que l’UGTT défende la cause des salariés et des démunis. Et quand l’exécutif refuse de communiquer sur ses programmes, s’il en a, et refuse le principe même de négocier sur quoi que ce soit avec l’UGTT, cette dernière se trouve par la force des choses dans l’obligation d’exercer la pression sur lui pour qu’il assume ses responsabilités et sorte de sa torpeur pour répondre aux attentes des citoyens.
Par Mounir Chebil *
Les patrons ont l’Union tunisienne de l’industrie du commerce et de l’artisanat (Utica) pour défendre leurs intérêts. Tant de législations ont été promulguées, abrogées ou amendées et tant de réformes mises en œuvre en faveur du patronat sous la pression de cette institution. La loi des finances pour l’année 2022 leur a accordé une amnistie fiscale après l’amnistie au titre des cotisations sociales à la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS). Et on n’a pas entendu dire un jour que les exigences patronales n’étaient pas opportunes, étant donné l’état catastrophique de l’économie du pays.
Les agriculteurs ont l’Union tunisienne des l’agriculture et de la pêche (Utap) pour défendre leurs intérêts pour plus d’aides, de subventions, d’abattements et d’exonérations. L’opinion a jugé ces mesures salutaires pour encourager un secteur stratégique dont dépend la sécurité alimentaire de la nation.
Les ordres des médecins et des pharmaciens défendent les intérêts de leurs corps respectifs, pour des augmentations des prix, des marges du bénéfice et des honoraires, ainsi que pour de facilités d’importation et pour le recouvrement des créances auprès de la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam). Personne ne qualifie leurs demandes d’excessives étant donné le déficit des caisses sociales, le déficit des hôpitaux et de la Cnam.
La centrale syndicale diabolisée
Aux syndicats des riches tout est toléré, mais quand l’Union générale des travailleurs tunisiens(UGTT) demande une bouffée d’oxygène pour des millions de pauvres et de moins pauvres à l’agonie, c’est le tollé général.
L’UGTT était glorifiée pour son rôle déterminant dans la chute de Ben Ali. Elle a été sollicitée de toute part puis louée pour son rôle dans le dialogue national en automne 2013. Tous, sans exception, l’ont utilisée comme cheval de Troie pour torpiller le gouvernement de Habib Essid.
Quand son secrétaire général Noureddine Taboubi s’est opposé au processus d’appauvrissement général qui se prépare, ce fut le scandale. Aujourd’hui l’UGTT est diabolisée pour avoir demandé des augmentations salariales en faveur des agents de l’Etat et défendu le maintien de la caisse de compensation pour toutes les catégories sociales défavorisées. Elle est aussi fustigée pour s’être opposée à la privatisation à la va vite des entreprises publiques.
En fait, le gouvernement veut imposer le gel des salaires pendant cinq ans et, en parallèle, supprimer la subvention de certains produits et laisser les prix flamber. En termes simples, il veut éroder le pouvoir d’achat du citoyen déjà à plat et pousser des milliers d’agents et d’ouvriers des entreprises publiques au chômage, donc au dénuement total.
On exige du petit peuple qu’il s’astreigne à la disette et à la misère. Est-ce commettre un sacrilège que de s’y opposer? Doit-on donc s’estimer heureux s’il n’y a pas encore de camps de concentration et de chambres à gaz pour y fourrer les pauvres gens? Mes intérêts de prolétaire, mon droit à une vie décente et à la dignité ne peuvent être défendus actuellement que par l’UGTT et surtout pas par Kaïs Saïed qui ne fait que me vendre des chimères.
Tous les indicateurs montrent qu’une augmentation faramineuse du coût de la vie est inéluctable pour l’année 2022 et les années qui suivront. Dans ces conditions, il est tout à fait légitime que l’UGTT défende ses adhérents, les démunis et les laissés-pour-compte qui n’ont personne pour les défendre. Les mouvements de gauche, même, se sont détournés depuis longtemps du prolétariat pour épouser la cause de la démocratie libérale et la cause du nationalisme arabe.
Les Tunisiens subissent la mégalomanie de M. Saïed
Octobre 2019, Kaïs Saïed est élu président de la république. Jusqu’au 25 juillet 2021, date de son passage en force pour concentrer tous les pouvoirs entre ses mains, il s’est détourné des affaires de l’Etat. Certes le parlementarisme consacré par la constitution de 2014 limite ses pouvoirs en matière de la gestion de l’Etat. Mais en tant que chef de l’Etat, rien ne l’empêchait de s’entourer de conseillers capables de tracer l’état des lieux sur le plan économique et social et d’élaborer des stratégies pour le développement du pays surtout que, depuis son accession à la magistrature, M. Kaïs Saïed planifiait pour la monopolisation des pouvoirs. Il aurait pu réhabiliter le Conseil économique et social (CES) pour harmoniser ses stratégies économiques avec les attentes des partenaires sociaux. Le jour où il devenait maître absolue du pays, il serait à même de former un gouvernement qui s’engagerait sans délai dans des réformes pour faire sortir le pays du chaos. Il a passé 31 mois à Carthage sans même y penser et une écrasante majorité de Tunisiens ne lui en ont même pas voulu, qui continuent à lui faire confiance.
Le 22 septembre, Saïed confirme par décret le prolongement du gel des activités du parlement et s’octroie le droit de gouverner par décret, récupérant de facto le pouvoir législatif en plus du pouvoir exécutif.
Le 29 septembre, le président charge Najla Bouden de former un nouveau gouvernement, qui prête serment, avec les membres de son gouvernement, le 11 octobre.
Ainsi, du 25 juillet au 11 octobre, aucune mesure n’a été prise par M. Saïed pour juguler la grave crise par laquelle passe la Tunisie. Il préparait la mainmise définitive du pouvoir et la présidence à vie.
Le gouvernement Bouden est insipide, incolore et inodore qui jusqu’aujourd’hui peine à faire un diagnostic de l’état des entreprises publiques prises individuellement et des produits subventionnés pris produit par produit; que dire des réformes structurelles qui doivent redynamiser l’économie du pays laquelle est gérée au jour le jour.
Le FMI attend toujours le programme du gouvernement qui demeure non élaboré, pourtant le budget de l’Etat a besoin de 6 milliards de dollars pour être bouclé et voilà que la notation de la Tunisie par l’agence Fitch Rating accuse, de nouveau, un recul pour se situer à CCC. Dort l’enfant dort.
Faut-il que le peuple paye la mégalomanie de M. Saïed animé par la seule idée de changer le système politique du pays et de durer au pouvoir? Faut-il supporter indéfiniment les tares d’un cabinet ministériel impotent navigant à vue ?
On ne peut demander aux pauvres d’accepter la misère
Quand les partis politiques sont concentrés sur le repositionnement sur l’échiquier politique, il est tout à fait logique que l’UGTT défende la cause des salariés et des démunis? Quand l’exécutif refuse de divulguer ses programmes, s’il en a, et refuse le principe même de négocier sur quoi que ce soit avec l’UGTT, cette dernière serait par la force des choses obligée d’exercer la pression sur lui pour qu’il assume ses responsabilités et sorte de sa torpeur pour répondre aux attentes des citoyens. S’il n’en est pas capable, et il prouve jour après jour qu’il ne l’est pas, qu’il soit limogé d’une manière ou d’une autre. Le peuple n’a plus rien à perdre que ses chaînes. Ses chaînes, il les brisera quelles qu’en soient les conditions et les conséquences.
Si des intellectuels petits bourgeois se plaisent encore dans leur confort, tant mieux pour eux. Mais, ils n’ont pas le droit de demander aux pauvres gens de se résigner à une misère devenue insupportable. Ils n’ont pas le droit d’interdire à Taboubi de canaliser et d’encadrer la contestation populaire dans le cadre de l’UGTT, d’une part, et de mettre le gouvernement devant ses responsabilités et lui interdire de vendre le pays en catimini, d’autre part.
* Haut cadre à la retraite.
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