Les démocrates bloquent par leur inertie la bascule démocratique en Tunisie, en ne mettant pas les islamistes à l’épreuve de leurs déclarations et engagements.
Par Farhat Othman
Bien évidemment, en politique, il y a toujours nécessité de faire la part de la langue de bois et de la jonglerie politicienne, c’est basique; mais on ne peut se contenter de rester basal aussi dans son jugement quand on entend certains propos.
Par exemple, quand on entend le vice-président d’Ennahdha, Abdelhamid Jelassi, en marge d’un séminaire tenu à Tunis dire que «cette phase est celle du consensus et non de la minorité qui s’oppose et de majorité qui gouverne», allant jusqu’à affirmer que son parti serait prêt pour cela à sacrifier le tiers de son électorat(1).
Prendre Ennahdha au mot
En bonne logique, de tels propos, qui sont soit sincères soit malicieux et même machiavéliques, doivent supposer que les démocrates les expertisent, car ils semblent relever de la bonne gouvernance.
Comment le faire sinon en mettant le parti qui discourt ainsi devant ses responsabilités? Il importe donc que les vrais démocrates, au lieu de se limiter à douter de la véracité de tels propos, prennent Ennahdha au mot en proposant des projets de loi et en exigeant qu’elle les vote pour conformer ses actes à ses paroles.
Or, on ne le fait pas, y compris dans le domaine des libertés, publiques et privées, se contentant de se lamenter, versant dans l’incantation tout au mieux. Du coup on laisse le beau jeu à Ennahdha de mentir ou de dire : après tout, on ne nous a rien demandé!
Ne sont-ce pas, finalement, les démocrates tunisiens qui bloquent ainsi par leur inertie la bascule démocratique dans le pays en s’abstenant, par exemple, de proposer des textes permettant d’abolir les lois scélérates de la dictature et de rompre avec l’esprit et la pratique de la dictature?
Il est des thèmes sensibles et à haute charge symbolique qui, s’ils font l’objet de projets de loi, sont de nature non seulement à asseoir solidement la nouvelle démocratie en Tunisie, mais aussi à sonder les velléités démocratiques chez le parti islamiste: il les vote et aura prouvé ainsi sa sincérité en la matière; il les refuse et se dévoilera alors être un fieffé menteur, inapte à la démocratie.
Proposer des projets de loi
Faut-il qu’en face les supposés démocrates osent proposer des textes juridiques en de telles matières qui seront l’épreuve démocratique majeure pour toute la classe politique clarifiant la situation, permettant de sortir de cette confusion des valeurs qui nourrit le terrorisme mental chez certains.
Il faut dire que certains de ces projets existent déjà, émis par la société civile, mais nullement repris encore par les associations ayant pignon sur rue, qui pourraient peser assez pour les faire reprendre par dix députés et les introduire à l’Assemblée.
Il s’agit par exemple du projet de loi d’égalité successorale (2), de la dépénalisation totale de la consommation du cannabis (3), de l’abolition de l’homophobie (4) ou des textes restrictifs en matière de consommation et de commerce d’alcool (5). De tels sujets sensibles, on ne peut plus faire l’économie si l’on veut vraiment accéder en démocratie qui est le vivre-ensemble paisible entre tous, nonobstant les différences et les croyances.
Certes, le parti islamiste ne serait pas prêt pour un tel saut qualitatif qui suppose de rompre définitivement avec son dogmatisme foncier; or, aujourd’hui, il a beau jeu de louvoyer, se cachant derrière les turpitudes du camp d’en face qui a plus que lui le devoir de s’investir en ces matières.
Comment le faire sinon avec des projets à proposer à l’Assemblée, ne serait-ce que pour susciter le débat?
Pourtant, il ne veut pas les proposer! On est, par conséquent, forcément amené à se demander qui des islamistes ou des supposés démocrates empêchent vraiment la bascule en démocratie?
Quand Ghannouchi se montre le plus démocratique
Rappelons ici, pour l’anecdote qu’on a entendu Rached Ghannouchi affirmer ne pas s’opposer à l’abolition de l’article 30 du Code pénal, base de l’homophobie en Tunisie; or, qui dans le camp adverse a osé le faire aussi?
Bien mieux : le leader islamiste se serait engagé auprès de diplomates occidentaux à ce que ses députés votent un texte dans ce sens si jamais il entrait à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), ajoutant que personne en Tunisie n’aurait le courage de le faire. Le gourou islamiste aurait-il eu raison?
A-t-on donc de vrais démocrates en Tunisie pouvant oser avancer des projets de lois en ces matières taboues qui polluent nos mentalités, constituant des freins dans les têtes empêchant la moindre avancée axiologique en vue d’accéder enfin à la démocratie dont on se gargarise en vain mot? N’est-il pas temps d’agir enfin?
Faisons donc oeuvre de salubrité publique en proposant sans plus tarder des projets de lois en de telles matières, et d’autres de même nature aussi, dont on a bien tort d’avoir encore honte de parler alors qu’elles sont la voie passante vers la démocratie !
Notes :
(1) Lire ici : Ennahdha prêt à sacrifier le tiers de son électorat
(2) Égalité successorale.
(3) Cannabis : Proposition de texte dépénalisant la consommation et rectifiant la flagrante lacune du projet de loi gouvernemental
(4) L’heure de vérité pour la société civile tunisienne
(5) L’intégrisme occulte de M. Ghannouchi.
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