La politique suivie par le président Saïed, qui consiste à chercher des boucs émissaires pour leur faire porter la responsabilité de ses propres manquements, ne réglera aucun des problèmes structurels de la Tunisie, ni masquer aux yeux de l’opinion l’impuissance d’un Etat qui commence à manger ses enfants.
Par Imed Bahri
En une seule soirée, hier, vendredi 6 janvier 2023, le président de la république, Kaïs Saïed, a limogé trois hauts responsables de l’Etat, et pas des moindres. Ce ne serait que le début d’une purge annoncée, dit-on dans les coulisses de l’Etat, où plus personne ne se sent vraiment à l’abri d’un coup de balai.
Un échec collectif
Bien que les décisions du président n’aient pas été justifiées, on les comprend aisément.
D’abord, la ministre du Commerce et du Développement des exportations, Fadhila Rabhi a perdu son poste parce qu’elle n’a pas réussi à donner du crédit à la thèse présidentielle selon laquelle, il y a des pénuries et de fortes hausses des prix des produits de premières nécessité, non pas pour raisons structurelles liées à une mauvaise gouvernance économique endémique (inflation importée, finances publiques en charpie, systèmes de production obsolètes et défectueux, baisse de la valeur de la monnaie nationale, hausse des prix sur le marché international…), mais parce qu’il y a une poignée de spéculateurs mal intentionnés qui cherchent à augmenter artificiellement les prix pour provoquer la grogne populaire, mettre en difficulté l’Etat et s’attaquer à la personne du chef de l’Etat.
Mme Rabhi, qui n’a pas de baguette magique, n’a pas non plus les coudées franches, car la question des prix ne dépend pas uniquement des capacités de contrôle de son département, qui sont du reste très limitées, mais des actions concertées de la plupart des autres départements concernés : de l’industrie à la finance, de l’agriculture à l’intérieur et de l’économie au transport…
S’il y a donc eu échec dans la maîtrise des prix, cet échec est collectif et implique la responsabilité de l’ensemble du gouvernement, à commencer par celle qui en est la cheffe présumée, la première ministre Najla Bouden, mais aussi du président de la république, qui chapeaute le pouvoir exécutif et qui est censé choisir la musique et diriger l’orchestre, un orchestre où tous les musiciens jouent, chacun, sa partition, en l’absence de stratégie d’ensemble votre même programme connu.
Rattrapé par les ordures
L’autre haut responsable limogé est le gouverneur de Sfax, Fakher Fakhfakh, connu pour être un proche du président Saïed : il était l’un des piliers de sa campagne électorale en 2019. Qu’est-ce qui lui a valu cette brutale disgrâce seulement sept mois après sa prise de fonction ?
Sans être dans le secret du prince, on peut deviner que M. Fakhfakh a perdu son poste pour n’avoir pas réussi à trouver une solution au problème devenu endémique de la collecte des ordures dans la région dont il a la responsabilité. Mais au-delà des maladresses accumulées par l’ex-gouverneur qui, à l’incompétence administrative et technique, a ajouté une communication catastrophique, qui en a fait la risée de la Toile, le disgracié n’assume pas seul la responsabilité de son échec, car c’est tout le gouvernement qui a montré un spectaculaire manque d’imagination dans la gestion de ce problème structurel de la collecte des ordures, lequel ne se pose pas seulement à Sfax, même si c’est dans la capitale du sud qu’il a pris une ampleur sans précédent.
Qu’a fait la ministre de l’Environnement pour aider au règlement de ce problème qui fait partie de ses prérogatives ? On peut poser la même question à propos de la cheffe du gouvernement et même du président de la république, qui n’est pas loin de penser que le problème des ordures à Sfax est provoqué par des éléments mal intentionnés qui visent à ternir l’image de son pouvoir…
La fièvre et le thermomètre
Le troisième limogé de la soirée d’hier n’est autre que le PDG de la Pharmacie centrale de Tunisie, Bechir Irmani, en poste depuis juillet 2020, et qui a été démis de ses fonctions par un arrêté du ministère de la Santé publié au Journal officiel de la république tunisienne (Jort).
Ce commis de l’Etat, qui avait dirigé de nombreuses institutions publiques faisant partie du même périmètre socio-médical, est tout sauf un novice. Familiarisé avec le fonctionnement des rouages de l’Etat, il a fait de son mieux pour gérer la Pharmacie centrale, qui a le monopole de l’importation et de la distribution des médicaments, mais les problèmes financiers auxquels il a dû faire face outrepassaient ses capacités d’action, car l’entreprise n’est pas techniquement en déficit, mais elle a accumulé d’énormes dettes non recouvrées auprès des autres institutions de l’Etat : caisses de sécurité sociale et hôpitaux publics qui, eux, souffrent d’un déficit chronique et qui ne cesse de se creuser sans que l’Etat ne parvienne à trouver les solutions adéquates, lesquelles solutions sont forcément d’ordre financier, et dépendent donc davantage de la ministre des Finances, de la cheffe du gouvernement et du président de la république, davantage que… du bon vouloir de M. Irmani ou de quiconque qui le remplacera demain au poste.
M. Irmani, pas plus que ses prédécesseurs, n’est pas directement responsable de la pénurie des médicaments dont souffrent les citoyens, ni aussi du départ de plusieurs laboratoires pharmaceutiques, qui ont fermé leurs filiales en Tunisie, parce que les dettes impayées par la Pharmacie centrale ont atteint un niveau inacceptable.
Aussi, cette politique qui consiste à chercher des boucs émissaires pour leur imputer la responsabilité de nos propres manquements ne pourra-t-elle régler aucun problème ni masquer aux yeux de l’opinion l’impuissance d’un Etat qui commence à manger ses enfants. Pour utiliser une métaphore adaptée au secteur de la santé, disons qu’on ne baisse pas la fièvre en cassant le thermomètre. Et c’est ce que semble faire aujourd’hui M. Saïed…
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