Dans la recherche et l’établissement de la vérité, la comparaison entre les fonctionnements des démocraties française et américaine s’impose. Et l’affaire dite de Karachi nous offre un bon exemple pour établir les différences entre le fonctionnement des deux démocraties.
Pr Dr Mounir Hanablia *
Afin de définir le cadre général de l’affaire Karachi, il convient de se remémorer les faits suivants. Durant les années 90 la France par le biais de la Direction des constructions navales de Cherbourg (DCN) avait établi un contrat de livraison de sous-marins au Pakistan appelé Projet Agosta, et un autre nommé Sawari au bénéfice de l’Arabie Saoudite se rapportant à des frégates, des navires de combat.
Dans sa relation avec le tiers-monde la France tout comme les autres pays fournisseurs d’armements n’hésite pas à violer les lois en application sur son propre territoire en gratifiant les dirigeants corrompus des Etats clients de gratifications financières afin de remporter les contrats nécessaires à la prospérité de l’industrie nationale et à l’intérêt financier de l’Etat. Ces commissions exonérées d’impôts sont pudiquement qualifiées de frais généraux ou exceptionnels.
Des rétro-commissions
A l’époque des sociétés financières opaques telles que Heine puis Eurolux s’occupaient du volet technique de ces transactions douteuses, qui n’échappaient pas à la vigilance des services secrets. La sophistication de ces techniques et leur caractère occulte avaient poussé les hommes politiques des pays industrialisés à s’entendre avec leurs clients sur la rétrocession clandestine d’une partie des commissions, appelées rétro-commissions, qui servaient à alimenter des pratiques illégales, particulièrement dans les campagnes électorales.
Ce que l’auteur du livre consacré à cette affaire ne dit pas, et qui s’avère néanmoins crucial, c’est que le gendarme américain avait établi des lois interdisant ces pratiques appelées Foreign Corrupt Practice Act (FCPA) et qui donnaient le droit à la justice américaine de poursuivre toute personne morale ou physique auteur de faits de corruption quelque soit le lieu où ils étaient commis, au-delà d’une certaine somme, dès lors que la transaction s’effectuait en dollars américains ou que l’un des auteurs des faits utilisait un serveur basé aux Etats-Unis.
Dans les faits, le gouvernement américain se donnait les moyens juridiques lui permettant de briser la concurrence faite aux sociétés américaines, ainsi que le prouverait plus tard l’affaire Alsthom.
On comprendra dès lors mieux les raisons de suspension du paiement du reliquat des commissions du projet Agosta, ainsi que la validation des comptes de campagne présidentielle de l’ancien premier ministre Edouard Balladur par les sages du Conseil Constitutionnel, en dépit de l’avis contraire de leurs rapporteurs, des juges du Conseil d’Etat et de la Cour des Comptes. Mais en mai 2002 un attentat à la bombe était commis à Karachi, tuant 11 membres de la DCN travaillant au Pakistan, dans le cadre du projet précité, et en blessant 12 personnes.
La fausse piste d’Al-Qaïda
Deux thèses allaient s’affronter relativement à l’identité des auteurs. La première, soutenue par les autorités pakistanaises et les services secrets ainsi que l’Etat français, l’attribuait à Al Qaïda. La seconde serait révélée en 2009 par Médiapart et reprise par la presse dévoilant le rapport qualifié de Nautilus attribué à un ancien agent de la DST.
Selon Nautilus l’attentat de Karachi avait été un acte de représailles à la décision du président Chirac d’interrompre le paiement du reliquat des commissions dues aux intermédiaires avec le Pakistan, cette hypothèse conférant à l’affaire une toute autre dimension.
Au sein de l’Assemblée nationale française, décision a été prise d’établir sur l’affaire une mission d’information, dont le rapporteur fut l’auteur de ce livre. Ce sont les péripéties politiques de cette enquête dont il témoigne, particulièrement les multiples obstacles mis par le gouvernement français à l’établissement de la vérité au nom de principes constitutionnels tels l’indépendance de la Justice et la séparation des pouvoirs.
Les témoignages d’Edouard Balladur et de François Léotard ne sont devenus possibles que quand la thèse de leur implication a été médiatisée; ils gardent toujours parmi tous un caractère particulièrement hallucinant. Si le premier en tant que chef du gouvernement lors de l’établissement du contrat Agosta en 1995 a nié être au courant en arguant que les contacts avec les intermédiaires ne fussent pas de son ressort, le second en tant que ministre de la Défense a avancé la thèse de la responsabilité collective du Conseil des ministres sous l’autorité du président de la république et a orienté vers les «bleus» des conseils des ministres, ces documents d’arbitrage entre les différents ministères. La raison pour laquelle le gouvernement, 15 ans après les faits, n’a pas accédé aux demandes de la mission d’information parlementaire et des juges d’instruction en livrant les documents demandés, c’est évidemment que le président de la république Nicolas Sarkozy était à l’époque des faits ministre de l’Economie et des Finances et ce fait conférait à l’affaire un enjeu politique majeur dont le gouvernement et la majorité parlementaire de droite devaient se prémunir.
C’est d’ailleurs le même Nicolas Sarkozy qui, dérogeant à son devoir de réserve sur une enquête en cours, avait qualifié de fable toute hypothèse autre que la piste Al-Qaida.
Le rapport Nautilus n’a été révélé que quatorze années après les faits. En fin de compte, les familles des victimes n’ont jamais su pourquoi leurs proches avaient été tués ni par qui, et ont été fondées de demander à savoir les raisons pour lesquelles aucune protection sérieuse des ingénieurs et techniciens n’avait été assurée dans un pays à risques.
En effet dans l’absolu les fabricants d’armes sont des belligérants de fait, et sans exclure la thèse des intermédiaires mécontents, en particulier ceux de Sawari, la partie qui avait intérêt à interrompre le programme franco-pakistanais était avant toute autre l’Inde.
La raison d’Etat
La justice pakistanaise a finalement abandonné la piste Al-Qaïda, et compte tenu des liens supposés de cette dernière avec les services secrets pakistanais, la thèse terroriste ne peut être totalement exclue.
Néanmoins les juges français n’ont pas réussi à établir l’origine de la provenance des 10 millions de francs dans la campagne d’Edouard Balladur. La mission d’information parlementaire après dix mois de travail a certes ajouté quelques réponses sans réussir pour autant à apporter celles que les familles des victimes attendaient.
Au cours de l’enquête, par un effet pervers, il s’est avéré que le champ de l’enquête judiciaire s’élargissait, au détriment de celui de la parlementaire. Et la présidence de l’Assemblée a refusé d’en communiquer le rapport aux juges d’instruction qui le demandaient, toujours au nom de la séparation des pouvoirs, parce que selon lui, cela dissuaderait à l’avenir les citoyens de coopérer avec les enquêtes parlementaires.
En conclusion, dans la recherche et l’établissement de la vérité, la comparaison entre les fonctionnements des démocraties française et américaine s’impose. On peut évidemment invoquer le précédent du Watergate mais ce dernier constitue l’exception qui confirme la règle. En réalité et dans tous les cas le respect de la séparation des pouvoirs, de la Loi et de la Constitution demeure tributaire de la volonté de la majorité parlementaire, et ce fait constitue aussi, paradoxalement, le talon d’Achille de la démocratie.
* Médecin de libre pratique.
‘‘Karachi – L’enquête impossible’’, de Bernard Cazeneuve, éd. Calmann-Lévy, 240 pages, mai 2011.
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