D’un discours à l’autre, Kaïs Saïed s’impose comme un leader tiers-mondiste, comme on en a connu dans les années 1960, plaidant pour un monde plus juste et plus égalitaire où les damnés de la terre ont eux aussi droit au chapitre dans la gestion des affaires du monde. Mais entre discours et la réalité, le gap à réduire reste énorme.
Par Imed Bahri
Cette image de leader tiers-mondiste, le président de la république l’a revendiquée une nouvelle fois lors de sa participation, dimanche 23 juillet, à la Conférence internationale sur le développement et la migration à Rome, où il a appelé, entre autres, à la mise en place d’une nouvelle institution financière mondiale dont les sources de financement sont constituées par «les prêts annulés et les fonds pillés et restitués», mais aussi lors du Sommet des Nations Unies sur les systèmes alimentaires à Rome, tenu également à Rome, lundi 24 juillet, en appelant l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) à imposer la constitution d’un stock stratégique de céréales à utiliser en cas de besoin, afin d’assurer les nécessités de la vie et éviter que la nourriture ne devienne une arme qui tue, selon ses termes rapportés par l’agence Tap. Etant entendu, au passage, que ceux qui vont financer la constitution de ce stock stratégique ce sont les riches pays producteurs de céréales qu’il a accusés à demi-mot d’utiliser l’alimentation comme un moyen de pression sur les pays qui n’en produisent pas et n’en produisent pas assez.
Un complot universel
Dans un discours prononcé lors de la séance d’ouverture du sommet, Saïed a souligné que, selon les dernières statistiques des Nations unies, la production céréalière devrait atteindre un niveau sans précédent, se demandant pourquoi la famine se propage-t-elle alors que les céréales sont disponibles. De là à pointer du doigt quelques spéculateurs qui exploiteraient les pays pauvres contraints à acheter le blé et l’orge au prix fort, il y a un pas que le président de la république n’hésite pas à franchir. D’autant que, comme il l’a expliqué, de nombreuses études montrent que les quantités de céréales stockées sont bien supérieures au blé vendu sur les marchés: «Les céréales sont-elles un aliment ou une arme?», s’est demandé Saïed. Et de répondre : «Il semble qu’elles soient devenues une arme, et cette arme a surtout nui aux pays qui sont encore appelés en développement après plus de soixante-dix ou quatre-vingts ans d’indépendance».
«Cela peut être justifié par la guerre en Ukraine, et j’espère que les combats vont s’arrêter maintenant car ce pays est classé neuvième au monde en termes de production céréalière, et si les combats s’arrêtent maintenant et que le corridor de la mer Noire est ouvert, quelque chose va changer», a cependant admis le président de la république, comme pour atténuer l’impact de sa théorie du complot mondial sur l’assistance, essentiellement composée de techniciens au fait des réalités de la production, de la distribution et des fluctuations des prix mondiaux, et peu portés sur les épanchements idéologiques.
Un monde en état d’accouchement
Saïed a aussi admis que le monde connaît de nombreux bouleversements, de la pandémie de grippe aux flux sans précédent de réfugiés, en passant par les fortes précipitations et la hausse des températures, ajoutant, en filant la métaphore, que le monde est en état d’accouchement et que l’humanité attend un nouveau bébé, dont elle ne veut pas, pas un bébé mort, pas un bébé difforme, mais un nouveau-né, né de deux parents qui partagent tout, même si l’un est du Nord et l’autre du Sud.
Ce bébé, on l’a compris, serait un monde nouveau, plus égalitaire, où les riches payeront pour les pauvres, thèse utopique que Saïed, qui a toujours du mal à passer de la rhétorique à la pratique, peine à traduire en mesures concrètes dans son propre pays, la Tunisie.
A l’appui de sa thèse, Saïed a également abordé la question du changement climatique, soulignant que la plupart des pays du monde connaissent des fluctuations climatiques qui ont conduit à une crise de l’eau sans précédent due au réchauffement climatique, qui n’a pas été causée par les pauvres. «Des gaz toxiques sont émis et atteignent nos pays (…) Des maladies mortelles se sont propagées, polluant l’eau et l’air», a-t-il lancé, en critiquant la lenteur observée dans la mise en œuvre des mesures pour faire face à ce phénomène. «Vous allez parler dans le cadre des commissions spécialisées au sein de l’organisation des énergies alternatives et du dessalement de l’eau de mer, mais là, au moment où se tient cette réunion, il y a des incendies partout, comme en Tunisie en ce moment», a-t-il enchaîné, en soulignant que le monde a besoin de toute urgence de réfléchir à de nouvelles solutions pour une nouvelle ère, une nouvelle ère dont il a la faiblesse de croire qu’il en est, lui, l’un des chantres et des annonciateurs. On attend qu’il en soit aussi l’un des architectes, mais pour cela, il doit être capable de mobiliser, autour de cette tâche, les dirigeants des pays du Sud. En a-t-il les moyens, si tant est qu’il en a vraiment la volonté ?
En vérité, et pour séduisant qu’il puisse être, le discours tiers-mondiste de Saïed reste confiné dans les limites de la rhétorique et de l’incantation, d’autant qu’il reste porté par un seul homme, une sorte de président-prophète qui plaide, en solitaire, pour un nouvel ordre mondial dont il a du mal lui-même à définir concrètement les contours.
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