Les politiques des États-Unis et de l’Union européenne (UE) envers la Tunisie doivent tracer une nouvelle voie, en travaillant en collaboration pour concevoir une nouvelle boîte à outils pour la démocratie et le développement économique.
Par Ghazi Ben Ahmed *
La Tunisie possède à la fois les ingrédients nécessaires et la capacité de dynamiser son économie pour devenir un «tigre méditerranéen». Pourtant, ce potentiel est resté largement inexploité depuis l’aube de son soulèvement de 2011. L’une des principales raisons est l’ignorance volontaire de la classe politique et les conflits internes, qui sont devenus de plus en plus insupportables pour les Tunisiens ordinaires.
La Tunisie, autrefois star de la démocratie dans le monde arabe, est tombée dans un autoritarisme rampant, une myopie économique et une incapacité à maîtriser son économie informelle. Ces facteurs ont érodé les fondements du pays et, aujourd’hui, la Tunisie semble incapable de refaire surface sans intervention internationale.
Cependant, le président Kaïs Saïed, qui a dissous le parlement et a décidé de gouverner par décret, a rejeté l’aide internationale, repoussant les «dictats étrangers» pour faire appel aux sentiments nationalistes tunisiens.
Il a rejeté les recommandations du Fonds monétaire international (FMI), qui impliquent entre autres la restructuration d’une centaine d’entreprises publiques et la suppression des subventions publiques sur les produits de base. En choisissant cette voie, il parie sur l’avenir du pays, notamment celui des pauvres.
La dette publique de la Tunisie croît à près de 100% du PIB. Pour équilibrer son budget 2023, le pays doit sécuriser un peu plus de 7 milliards d’euros, dont 5 milliards d’euros ne pourraient provenir que de sources externes.
Une fausse bouée de sauvetage
Gardant cela à l’esprit, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a proposé de soutenir la Tunisie avec plus d’un milliard d’euros d’aide en échange d’un meilleur contrôle des frontières et de mesures contre le trafic d’êtres humains «dès que l’accord nécessaire sera trouvé».
Ce partenariat renouvelé avec l’UE est censé fournir à Saïed une bouée de sauvetage pour sauver le pays du cycle autodestructeur dans lequel il est pris.
Pourtant, la signature du mémorandum d’accord le 16 juillet 2023, largement inspiré du «plan Mattei» italien, n’aidera guère la Tunisie. Le soi-disant «Processus de Rome» mené par l’extrême droite italienne est une copie d’un autre accord signé par l’Italie avec la Libye visant à contenir militairement les migrants.
En réalité, la situation socio-économique de la Tunisie est si précaire qu’elle risque de s’embraser au moindre faux pas. D’où le dilemme de la Tunisie face à la proposition alléchante de la Première ministre italienne Giorgia Meloni de devenir le garde-côte de l’UE sous rémunération européenne.
Quelques semaines à peine après l’offre d’un accord sur la migration menée par l’UE, la Tunisie a expulsé des centaines de migrants subsahariens de l’autre côté de la frontière vers le désert libyen.
Des rapports et des témoignages directs font allusion à des cas de violence physique, d’expulsions forcées, d’exploitation, de discrimination systémique et de refus de services essentiels comme la nourriture, l’eau et les soins de santé. Cette montée des violences à motivation raciale avait commencé après le discours de Saïed en février dernier dans lequel il évoquait les «hordes de migrants irréguliers d’Afrique subsaharienne» qui viennent apporter «la violence, la criminalité et les pratiques inacceptables».
Il est évident qu’une solution Meloni à court terme ne sert pas les meilleurs intérêts de la Tunisie. Au lieu de cela, le pays a besoin d’un accord global à long terme avec l’UE, qui englobe les questions de migration légale et illégale, de mobilité, d’éducation et de compétences.
Je crois que le besoin de l’heure est de préserver la base industrielle de la Tunisie et de stopper la fuite des cerveaux. Nous avons besoin d’investissements dans l’entrepreneuriat innovant et de nouveaux modèles de financement.
Le salut par l’entreprise
La situation actuelle des entreprises tunisiennes est fragile. Les ventes sont concentrées sur un petit marché local, où le pouvoir d’achat diminue de jour en jour; les opportunités de développement et d’internationalisation sont limitées par les barrières juridiques, administratives et financières existantes.
Et tout cela se passe en l’absence de politiques publiques qui pourraient aider à sortir de la crise à court ou moyen terme. Pour atténuer cette vulnérabilité et éviter un effondrement économique complet, il est crucial pour les entreprises tunisiennes de poursuivre leur diversification internationale à court terme.
À l’inverse, il est nécessaire d’élargir l’éventail des mécanismes de financement et de soutien à l’entrepreneuriat innovant dans le secteur manufacturier, qui est mondialement reconnu comme un secteur stratégique. D’une part, il génère la prospérité locale grâce au développement de la technologie et de la propriété intellectuelle, tandis que d’autre part, il attire les talents locaux et internationaux, contrecarrant efficacement la fuite des cerveaux qui a atteint des proportions quasi pandémiques en Tunisie.
Ces entreprises, principalement des PME et des innovateurs, se retrouvent coincées entre trois forces en perpétuelle expansion.
Trop d’Etat, trop d’administration
Premièrement, il y a l’État et son administration, incapables de mettre en œuvre des réformes et de maintenir leur mode de vie principalement grâce à la montée en flèche de la pression fiscale et du financement intérieur. Cette situation épuise la liquidité du marché, étouffe les investissements, voire entrave le financement des projets.
Deuxièmement, l’économie monétaire domine les principaux secteurs du pays et, en s’alliant au pouvoir, entrave toute transformation qui remettrait en cause le statu quo qui la favorise.
Enfin, l’économie souterraine, capitalisant sur les restrictions à l’importation imposées par l’État pour thésauriser les devises étrangères, voit son domaine s’élargir en générant des circuits de corruption toujours plus étendus impliquant la population, les entreprises et les administrations locales.
Alors que nous assistons à la descente d’une démocratie naissante autrefois pleine d’espoir vers un régime autoritaire, les décideurs tunisiens semblent être piégés dans les sables mouvants de la paralysie.
Le président semble incapable de mettre ben place des conditions favorables pour relancer l’économie. Ses efforts se limitent à la promotion d’entreprises mineures et populistes à l’impact limité, tentant d’obscurcir encore la situation par des détournements. Le dernier en date étant son discours incendiaire et discriminatoire à l’encontre des migrants subsahariens. De telles politiques populistes n’aideront pas la Tunisie à sortir de son gouffre économique. Le dernier accord d’UE-Meloni n’offrira pas non plus une reprise durable et à long terme.
Les politiques des États-Unis et de l’UE envers la Tunisie doivent tracer une nouvelle voie, en travaillant en collaboration pour concevoir une nouvelle boîte à outils pour la démocratie et le développement économique. Cela contribuera à sauvegarder les libertés en Tunisie et à assurer leur pérennité.
Traduit de l’anglais.
Source : EU Observer.
* Fondateur du think tank tunisien Mediterranean Development Initiative (MDI) basé à Bruxelles.
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