Pour peu qu’il en aurait l’ambition et l’audace, Chahed pourrait former un mouvement, créer un parti, prendre le pouvoir et renouveler la scène politique.
Par Rachid Barnat
En Tunisie, le régime politique choisi par les Frères musulmans du parti Ennahdha et ses filiales n’est ni présidentiel ni parlementaire : il est bâtard et impose des compromis boiteux paralysant l’évolution du pays. Il est entre les deux. Il ne laisse au président que peu de pouvoir : il dirige la politique étrangère, il est le chef des armées et il peut dissoudre l’Assemblée nationale des représentants du peuple (ARP).
Les prochaines élections en Tunisie sont les municipales, en décembre 2017; puis il y aura les législatives et les présidentielles, fin 2019.
Inutile de dire que les municipales sont absolument essentielles car beaucoup de choses du quotidien se jouent dans les municipalités : la propreté, les constructions anarchiques, l’utilisation du domaine public, c’est-à-dire de la rue et des places; et par ailleurs, le pouvoir municipal a un contact direct avec la population. Dès lors, imaginez que les islamistes gagnent les municipales comme c’est malheureusement assez probable… si les tunisiens ne se mobilisent pas contre une pareille perspective.
En deux temps trois mouvements
Pour gagner la première des prochaines élections, cela se joue sur un nom : celui d’un candidat, de préférence charismatique, et de l’équipe qui l’entoure.
Et ceux qui gagneront les mairies seront évidemment un tremplin pour le reste.
Il n’est pas nécessaire d’avoir un grand parti pour cela. Le Français Emmanuel Macron, qui a créé son mouvement politique En Marche !, plusieurs mois avant la présidentielle, est parti de presque rien. Il a attiré sur son nom des personnalités politiques d’envergure mais aussi des inconnus de la société civile auxquels il a tenu un discours clair pour les mobiliser. Il a gagné les élections présidentielles, puis les législatives et dispose d’une majorité confortable à l’assemblée nationale; et tout cela réalisé en quelques mois seulement !
Or, le chef de gouvernement Youssef Chahed bénéficie d’un immense capital sympathie depuis qu’il a déclaré la guerre à la corruption qui mine et gangrène le pays. Il a compris que les Tunisiens en sont écœurés, d’autant qu’ils avaient dégagé Zine El Abidine Ben Ali et sa belle-famille Trabelsi pour cause de corruption et de népotisme.
C’est un mécontentement similaire chez les Français, déçus de leurs responsables politiques, qu’avait compris Macron. Aussi s’est-il donné pour objectif de renouveler la classe politique. Ce qu’il a réussi avec brio en deux temps trois mouvements.
Youssef Chahed peut donc attirer sur son nom une majorité présidentielle qui réunira les dissidents de Nidaa Tounès et d’autres partis démocrates, des membres de la société civile qui seraient heureux de rejoindre son mouvement car trop déçus par les querelles intestines, les trahisons à répétition et l’absence de chef charismatique au sein des différents partis.
Béji Caid Essebsi et Rached Ghannouchi : Nidaa comme Ennahdha ont trahi leurs électeurs.
En politique, ce qui compte c’est l’appui populaire; le reste se fait et se défait en fonction de cette donne. Il suffit de se rappeler la fulgurance avec laquelle Béji Caïd Essebsi, dans un contexte différent, est arrivée au pouvoir pour comprendre que le coup de Macron est jouable en Tunisie. Le tout est de savoir mobiliser en s’adressant à l’intelligence des hommes et non en pratiquant le populisme qui n’est que mépris pour les électeurs.
Comme les élections législatives se déroulent avant les présidentielles, il serait bon que Youssef Chahed crée son propre parti, quelques mois avant les législatives, comme l’ont fait avant lui Béji Caïd Essebsi et Emmanuel Macron. Un parti qui récupèrerait tous les progressistes déçus de Béji Caïd Essebsi, de Nidaa Tounes et des autres partis dits «démocrates».
C’est ce qu’a fait Macron en transformant son mouvement politique En Marche ! en un parti politique En Marche Pour La République !
Contre l’islamisation rampante de la Tunisie
Pour rassembler large, Youssef Chahed devrait annoncer la couleur clairement : instauration de la laïcité; reprise de la voie progressiste voulu par Bourguiba; option pour une économie libérale mais avec un volet social clairement assumé et détaillé; rejet de principe de toute alliance avec les Frères musulmans et l’islam politique sous toute ses formes.
Il n’aurait pas de mal ainsi à attirer tous ceux qui aspirent à la laïcité et refusent l’islamisation rampante de la Tunisie, autrement dit, tous ceux qui refusent l’obscurantisme et la régression si jamais les Frères musulmans restaient ou se renforçaient au pouvoir. Et ils sont majoritaires en Tunisie à vouloir poursuivre l’oeuvre de Bourguiba et maintenir le pays sur la voie de la modernité.
Quant à Nidaa Tounes et ses petits chefs, ils finiront par mourir de leur belle mort comme sont morts avant lui le Congrès pour la république (CPR) et Ettakattol, pour s’être mis, comme lui, au service des islamistes. Car la sanction tombera vite lors des prochaines élections. Les progressistes laïcs les quitteront et les Tunisiennes, qui ont cru en Béji Caïd Essebsi, qui leur a conté fleurette, et l’ont porté au pouvoir massivement, s’en détourneront pour la même raison : parce qu’il a trahi , lui et son parti, leurs électeurs en pactisant avec les islamistes alors que, lors de la campagne électorale, ils juraient tous leurs dieux qu’ils ne le feraient jamais.
Si pour Macron il y a eu un alignement des planètes pour lui permettre de réaliser l’exploit que le monde entier salue, il faut dire que la donne internationale est favorable aussi pour la Tunisie et pour celui qui saura saisir l’opportunité de remplir le vide béant que nous constatons aujourd’hui en matière de leadership politique.
Si 2011 et son fameux «printemps arabe» ont permis l’émergence des Frères musulmans que soutenaient les pétro-monarques mais aussi un Occident cupide, ce dernier se réveille et se rend compte de son immense erreur d’avoir soutenu les islamistes, d’autant qu’il découvre la réalité de l’islamisme «modéré» d’Erdogan, comme celui de Ghannouchi, qui a fait de la Tunisie le premier pays exportateur de terroristes dans le monde rapporté au nombre d’habitants… mais surtout aux portes de l’Europe.
Un homme nouveau qui jouit d’une popularité naissante.
Couper l’herbe sous les pieds des vieux politicards
Ce que Macron a fait, d’autres peuvent le faire. Il y a aujourd’hui une fenêtre de tir pour Youssef Chahed. Saura-t-il la saisir? Une grande partie des Tunisiens progressistes est prête à l’aider et le contexte international devrait le servir depuis que les Frères musulmans et le Qatar sont mis à l’index et que l’Occident et particulièrement l’Union européenne (UE), critiquent de plus en plus le régime d’Erdogan et son totalitarisme. Or, faut-il rappeler que Ghannouchi prend pour modèle Erdogan et se rêve président lui aussi.
Youssef Chahed a montré sa capacité à faire bouger les lignes mais a-t-il suffisamment d’ambition politique pour lui et pour son pays, comme Macron? Aura-t-il l’audace nécessaire pour s’affranchir des deux vieux devenus un boulet de fer pour les Tunisiens? Entre le premier qui a trahi ses engagements électoraux en faisant alliance avec les obscurantistes, et le second que rejette une majorité de Tunisiens, il y a peut-être cette voie.
C’est là la question essentielle car l’opposition des vieux politicards, sans réelles convictions et qui n’agissent qu’en fonction de leurs petits intérêts immédiats, n’aura aucune influence, comme elle n’en pas eu sur le parcours de Macron.
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