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Le monde arabe s’achemine-t-il vers un Printemps des militaires ?

Al-Sissi, Haftar, Assad et Roi Abdallah.

Avec l’échec des Printemps arabes, dégénérés en chaos sécuritaires et économiques, on peut se demander si, dans les pays arabes, les Printemps des militaires ne sont-ils pas loin.

Par Roland Lombardi *

Le propos n’est pas ici d’évoquer dans les détails les multiples et malheureuses raisons des échecs des Printemps arabes. Après 7 ans et «l’hiver islamiste», ou encore les drames, les guerres civiles et le chaos engendrés par le terrorisme d’Al-Qaïda et de l’organisation de l’Etat islamique (Daech), les Etats traversés par ce vent de révolte sont aujourd’hui économiquement exsangues.
Certains disent que les Révolutions ne sont pas terminées. Peut-être. En attendant, sur le plan politique, les différentes transitions démocratiques furent bien entendu un naufrage. Alors, foin de rêveries, et essayons plutôt d’entrevoir avec réalisme quels pourraient être les scénarios politiques possibles pour ces pays dans un avenir proche.

Un Printemps des militaires ?

Tout d’abord, les derniers événements et l’évolution en cours confirment un net retour des militaires partout dans la région, au Moyen-Orient comme au Maghreb. Un véritable «Printemps des militaires». Ainsi, nous avons le Maréchal Abdel Fattah Al-Sissi à la tête de l’Egypte et Bachar Al-Assad (qui est aussi un général, ne l’oublions pas) qui, grâce à ses alliés russes et iraniens, a gagné en Syrie et gardera au final les rênes du pouvoir. En Jordanie, le roi Abdallah II (également général de brigade) a su préserver, tant bien que mal (lui aussi grâce à ses puissants soutiens), son pays des turbulences des printemps arabes et des menaces de Daech.
Dans une moindre mesure, au Liban, nous avons aussi un ancien général, Michel Aoun, et demain, le Maréchal Khalifa Haftar sera (avec le soutien de l’Egypte mais surtout de la Russie et de la nouvelle administration Trump), à n’en pas douter, le futur leader libyen.

De même en Palestine, Mohammed Dahlan, l’ancien «Monsieur Sécurité» du Fatah et de l’Autorité palestinienne (appuyé par les Egyptiens, les Saoudiens et discrètement par les Américains) succèdera peut-être à Mahmoud Abbas…

Après-demain, inévitablement, un militaire, un ancien militaire ou un homme de ces derniers sera au pouvoir en Algérie. Et pourquoi pas, même en Tunisie, là où tout a commencé en 2011. Celle-ci est pourtant le seul pays qui, grâce à des raisons intrinsèques et en dépit des attentats et de la menace islamiste, a relativement réussi sa transition démocratique. Or, actuellement des manifestations agitent encore le pays. Elles ont des motivations essentiellement économiques mais pourraient également profiter à terme à un homme «providentiel» comme par exemple le colonel-major Lotfi Brahem, l’actuel ministre de l’Intérieur…

Alors bien sûr, toutes les belles âmes dénoncent un retour au passé et aux dictatures. Certes, elles n’ont pas tout à fait tort. Mais que cela nous plaise ou non, c’est ainsi. De plus, qui sommes nous, nous Occidentaux, pour juger et donner encore une fois des leçons de morale? Surtout nous Français, puisqu’il nous aura fallu trois révolutions et cinq républiques afin de parvenir à une démocratie encore bien imparfaite et, qui plus est, quotidiennement émaillée par diverses affaires de corruption…

Par ailleurs, ne reproduisons pas l’erreur de certains «experts» qui, au début des révoltes de 2011, avaient naïvement appréhendé ces événements avec le prisme de leur éthique, de leurs valeurs ou pire, de leurs idéologies. Du fond de leurs microcosmes parisiens ou universitaires, ils se sont alors lamentablement trompés. Pourquoi? Car ils ont volontairement balayé d’un revers de main, le poids considérable, de ce côté-là de la Méditerranée, des tribus, des clans, de l’islam et de l’islamisme, du culte du chef («zaïm») ou encore de la quasi vénération du «sabre» (l’épée, l’armée) et de la force…

Quoi qu’il en soit, ce retour des «hommes forts» et des régimes séculiers et laïcs n’est peut-être pas aussi négatif que ne le sermonnent certains idiots utiles de l’islam politique et des Frères musulmans ! Notamment pour des populations, dont les aspirations démocratiques, en dépit de ce que l’on veut encore nous faire croire, sont plus que jamais secondaires.

Echaudés par les exemples irakien, syrien et libyen, beaucoup ne rêvent à présent que de sortir du chaos général faisant suite aux Printemps arabes, quitte à vivre de nouveau sous une dictature. Particulièrement les chrétiens d’Orient qui, on l’a vu par le passé, ont toujours été relativement protégés, dans ce genre de régime au Moyen-Orient.

De plus, comme l’histoire l’a démontré et comme l’expliquait très bien Gustave Le Bon dans sa célèbre ‘‘Psychologie des foules’’, celles-ci, «abandonnées à elles-mêmes, elles sont bientôt lasses de leurs désordres et se dirigent d’instinct vers la servitude»(1). Or, «sauf pour les dictateurs et les imbéciles, l’ordre n’est pas une fin en soi»(2). D’ailleurs, un retour aux temps des despotes orientaux «à l’ancienne» n’est bien sûr pas souhaitable. Ni pour les peuples, ni surtout pour eux-mêmes… Peut-être assisterons nous, au contraire, à l’avènement d’un genre nouveau de dictatures, à savoir des sortes de «dictatures éclairées» ou, aussi paradoxal que cela puisse paraître, à des «dictatures bienveillantes».

Al-Sissi, un modèle du «dictateur bienveillant» ?

Je m’explique en prenant l’exemple de l’Egypte d’Al-Sissi (qui est une sorte de modèle pour tous les autres autocrates en herbe actuels). Alors oui, Al-Sissi est un dictateur féroce. C’est indéniable. Ses opposants et candidats potentiels à la prochaine élection présidentielle égyptienne en savent quelque chose…

Cependant, le maréchal-président, à la tête de son armée, a senti le vent du boulet avec le Printemps du Nil. Et il connaît par cœur la phrase célèbre de Napoléon : «Lorsque l’on dore ses fers, le peuple ne hait pas la servitude».

Plus sérieusement, il n’est surtout pas stupide et il sait pertinemment qu’il n’a plus droit à l’erreur. C’est la raison pour laquelle, il a entrepris d’importantes actions, sans précédent historique dans cette partie du monde, concernant la lutte contre la corruption (dont on parle peu)(3) et surtout, des réformes certes douloureuses mais nécessaires dans les domaines socio-économiques (certaines mesures d’austérité sont d’ailleurs très mal vécues).

Par-dessus tout, actuellement dans le monde arabe, il est le fer de lance contre l’islam politique (grande répression contre les Frères musulmans et discours historique à Al-Azhar en décembre 2015). À l’inverse de ses prédécesseurs, Al-Sissi, comme Al-Assad d’ailleurs, a compris qu’il fallait cesser les jeux troubles du passé entre les différents pouvoirs et les Frères musulmans ou autres salafistes.

Même en Arabie saoudite, pays des lieux saints de l’islam, le jeune prince héritier Mohammed Ben Salmane, tout en réformant l’économie du royaume et en imposant sa propre dictature, est en train d’engager une véritable «perestroïka» dans le wahhabisme, pourtant véritable matrice idéologique du salafisme jihadiste…

Même si l’Egypte est encore en grande difficulté économique et qu’elle connaît encore le terrorisme, elle reste cependant le pays phare, le plus peuplé du monde arabe et militairement le plus puissant. Par ailleurs, elle est redevenue un pays important et incontournable. Nous avons vu d’ailleurs le président égyptien très actif dans le conflit israélo-palestinien, en Afrique orientale (négociations sur les eaux du Nil avec le Soudan et l’Ethiopie) et surtout en Libye.

Nous savons à présent que la démocratie dans cette région et en Egypte en particulier, ne s’imposera pas grâce aux réseaux sociaux, ni de l’extérieur et encore moins par l’action d’une puissance étrangère. L’aboutissement d’un système politique démocratique ne se fera pas en un claquement de doigts comme certains l’ont cru un peu trop rapidement… Une démocratie ne se résume pas au vote et à la tenue d’élections. C’est un long processus qui peut prendre des décennies. Certes, les élections doivent être mises en pratique pour être améliorées et perfectionnées. De manière idéale, un pays qui aspire à une telle évolution organisera des élections au niveau municipal et, progressivement, au niveau national, en commençant par le pouvoir législatif puis l’exécutif. Parallèlement, il faut que la presse puisse acquérir une liberté pleine et entière, que les partis politiques mûrissent, que le parlement gagne en autorité aux dépens de l’exécutif et que le pouvoir judiciaire puisse devenir l’arbitre entre eux.

En outre, la démocratie n’est pas un réflexe inné mais plutôt acquis, qui nécessite une véritable transformation de la société avec une prise de conscience du bien commun et un sens civique de la responsabilité. Elle a besoin de profonds changements des mentalités et d’attitudes tels qu’une culture de la modération, un ensemble de valeurs communes, le respect des différences d’opinions et le concept d’opposition loyale. Pour cela, il faut le développement d’institutions et de notions aussi complexes et novatrices que l’Etat de droit, un pouvoir judiciaire indépendant, le droit des minorités et la liberté d’expression, de circulation et de réunion.

De fait, l’avènement d’une réelle démocratie passera inévitablement par un renouveau et l’épanouissement d’un multipartisme, de la création de syndicats et d’un monde associatif digne de ce nom.

Dans le cadre d’une citoyenneté normalisée, les clivages anciens des sociétés orientales, les divisions ethniques et communautaires, les traditions claniques et tribales et enfin et surtout, les résistances culturelles et religieuses doivent par ailleurs être transcendés. Malheureusement, nous en sommes encore très loin (sauf peut-être en Tunisie)…

Enfin, la démocratie nécessitera également le développement d’une société civile, d’une certaine bourgeoisie et d’une véritable classe moyenne active.

Ainsi, même si pour l’instant, le président Al-Sissi privilégie une vision ultra-sécuritaire pour son pays, que l’on peut au demeurant aisément comprendre, à une plus ou moins longue échéance, il aura besoin d’alliés politiques objectifs pour poursuivre les réformes économiques dans son pays, pour construire des ponts entre l’Orient et l’Occident mais aussi et surtout, dans sa volonté de révolutionner les mentalités notamment vis-à-vis de l’islam radical. Au final, il ne pourra que profiter et donc favoriser le renouveau de la bourgeoisie égyptienne que l’on peut déjà constater. Cette nouvelle classe moyenne fera la force de l’Egypte de demain.

La donne géopolitique a changé dans la région. En dépit des tensions actuelles, à terme, un «Yalta moyen-oriental» sera conclu entre les Américains et les nouveaux juges de paix russes. Dorénavant, plus qu’on ne le pense, Moscou (mais aussi Pékin) et Washington sont sur la même longueur d’ondes sur de nombreux sujets, notamment vis-à-vis des régimes autoritaires ou encore sur le danger de l’islamisme (cf. la «révolution» en Arabie saoudite ou les dernières déclarations du Président Trump à propos du Pakistan…). Quel que soit le parrain qu’ils se choisiront, nos futurs despotes devront plus que jamais tenir compte de ces nouvelles orientations.

Finalement, il faut espérer que les nouveaux et futurs dictateurs confirment leur résipiscence par rapport à l’islam politique et souhaitent véritablement assécher l’islamisme radical. Ensuite, s’ils ne retombent pas dans les travers du passé, avec une corruption et un népotisme outrageants, et qu’ils prennent enfin conscience du bien commun et de l’intérêt général afin de réellement œuvrer pour le développement et l’amélioration socio-économique de leurs pays, tous les espoirs seront alors permis… même si la démocratie devra encore attendre.

* Docteur en Histoire, consultant indépendant en géopolitique, analyste associé au groupe d’analyse de JFC Conseil, et chercheur associé à l’Iremam (Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman) de l’Université Aix Marseille.

Notes :
1- Gustave Le Bon, ‘‘Psychologie des foules’’, p. 37.
2- ‘‘Le Président’’ (1961), dialogues de Michel Audiard.
3- Depuis 2014, le gouvernement égyptien a mis en place «la stratégie nationale pour la lutte contre la corruption», élaborée en coordination avec six organes de contrôle. La plus importante, l’Autorité de contrôle administratif, l’ACA, a divulgué des centaines de cas de corruption dans lesquels étaient impliqués de hauts responsables. Il s’agit d’un organisme indépendant chargé du contrôle administratif, financier et technique au sein de l’appareil administratif de l’Etat. Au cours des neuf derniers mois, l’ACA a été à l’origine de près de 1 400 procès de corruption au sein de l’appareil administratif de l’Etat (pots-de-vin, gaspillage et détournement de fonds publics). En janvier 2017, l’ACA avait révélé une grande affaire de corruption au Conseil d’Etat dans laquelle ont été accusés le secrétaire général du Conseil d’Etat et le directeur général chargé de l’importation et de l’exportation au sein du conseil. En avril 2016, l’ex-ministre de l’Agriculture avait écopé de 10 ans de prison, pour avoir reçu des pots-de-vin.

 

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