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Crédit social, le nouveau principe de gouvernance en Chine

La Chine n’exporte pas que des produits de contrefaçon. Il arrive à cet immense pays de concevoir de nouveaux principes de gouvernance à la mesure des défis que pose le vivre-ensemble de plus d’un milliard d’habitants : le contrôle social.

Par Yassine Essid

De quoi s’agit-il et dans quelle mesure un tel outil pourrait-il contribuer au processus de développement économique et social des pays sous-développés dans un souci de démocratie, de justice et d’égalité et non dans une perspective de contrôle systématique et de surveillance stricte du comportement du public-citoyen ?

Alors que le monde est en train de se recomposer dans tous les domaines, alors que la manière dont les différentes civilisations en compétition pour survivre et se développer s’est transformée, on demeure encore, en matière de modèle de développement, prisonniers de la conception imposée depuis des décennies par les institutions financières internationales, sur la manière dont le pouvoir politique doit gérer les ressources nationales pourvoyeuses de croissance.

Pour rompre avec la dépendance de l’aide étrangère

Or, dans la majorité de ces pays, la question dépasse la simple mise en application d’un ensemble de règles conçues par les technocrates de la Banque mondiale et leurs émules du tiers-monde. Le respect des grands équilibres macroéconomiques et la promotion des exportations, qui constituaient l’essentiel des recommandations de ces bailleurs de fonds, n’avaient fait que renforcer les inégalités, aggraver la pauvreté, accentuer la dépendance et la subordination vis-à-vis de l’aide étrangère.

Plus d’un demi siècle plus tard et maintes péripéties, nombreux les chefs de gouvernements qui sont encore à battre le pavé tous azimuts en quête de subsides pour boucler les débuts de mois.

Le récent retard enregistré en Tunisie dans le versement des retraites par manque de liquidités constitue un pas géant dans le chemin de l’insolvabilité notoire et des défauts d’engagement vis-à-vis des citoyens les plus précaires.

L’assistance financière globale des récipiendaires, sous forme de crédits, dons, reconversion des prêts en projets d’investissements, s’était poursuivie en dépit de la forme des régimes politiques et la manière dont l’autorité est exercée.

Donateurs et prêteurs voyaient dans le fondamentalisme du marché la panacée universelle, opératoire partout et toujours : mettre fin au contrôle des prix, réduire les dépenses publiques, revoir à la baisse les taux de change de la monnaie et bien d’autres dogmes de l’immaculée conception néolibérale. Tout cela parallèlement à l’absence d’un Etat de droit et la violation abusive des droits de l’homme. Autant d’accessoires dont s’accommodaient parfaitement les puissances donatrices d’alors.

On a fait semblant de découvrir plus tard, que la redistribution de l’assistance internationale dans ces pays permettait plutôt l’enrichissement la dynastie au pouvoir et les réseaux de corruption qui évoluent dans sa mouvance. L’industrie de l’aide, si fortement entravée par les mauvaises pratiques dominant leur gestion dans les pays bénéficiaires, n’avait pas, dit-on, assuré plus de croissance, ni amélioré les conditions du bien-être général.

Au vu de tous ces déboires, une nouvelle recette a été élaborée par les grands chefs de la cuisine économique internationale. Ce sera la bonne gouvernance.

On a en effet observé, un peu tard il est vrai, que la viabilité des projets de financement du développement, grâce aux crédits alloués, n’était désormais possible que par l’existence d’un cadre transparent et fiable de règles et d’institutions propice à la conduite efficace des affaires publiques et privées.

Mais les vices ont la vie dure. La mauvaise gestion, l’irresponsabilité, l’incompétence, le manque de transparence, la désinformation et la corruption ont eu raison des bonnes intentions des bailleurs de fonds et presque tous les pays qui avaient bénéficié de l’aide sont aujourd’hui des Etats effondrés.

Les peuples paient le lourd tribut de l’intégrisme économique

À ce rythme, la Tunisie, grâce à une classe politique pourrie, des institutions publiques de piètre qualité, le commerce déloyal, l’exode des diplômés, la fuite des capitaux, la baisse des recettes fiscales, la baronnie du trafic illicite, et d’autres dynamiques devenues hors contrôle, rejoindra bientôt le club très fermé de la pauvreté endémique telle qu’Haïti, le Libéria, le Niger, La Sierra Leoni, la Guinée-Bissau et la Somalie.

Poussons ce catastrophisme un cran plus loin. La réalité vécue et bien plus complexe et va au-delà d’un simple examen clinique du potentiel d’un pays et des plans confectionnés sur mesure. Car on ne doit pas croire au diagnostic et décider de la stratégie à mettre en œuvre pour combattre le mal lorsqu’on aborde un système aussi complexe que le corps social et politique. Ceux qui pratiquent une démarche où la représentation du réel et sa modélisation sont confondues avec le réel lui-même, finissent par croire que leurs théories sont vraies de manière absolue et indiscutable. L’intégrisme économique qui a sévit naguère dans le domaine de l’ajustement structurel est appliqué aujourd’hui à travers le concept de la bonne gouvernance. Or ce sont souvent les peuples qui paient le lourd tribut en se remettant ainsi au jugement de leurs dirigeants avec une foi aveugle.

Comme le dit un proverbe africain, il faut tout un village pour qu’un enfant grandisse. Il en est de même pour ce qui est de l’avenir d’un pays. La bataille du développement ne peut être gagnée sur le champ financier exclusivement mais aussi, et surtout, sur celui des valeurs sociales. Il ne peut en effet se concevoir et se réaliser qu’en conjuguant les fonctions, les responsabilités, les conditions de vie au quotidien; que par l’existence d’un consensus intellectuel sur un ensemble de valeurs fondatrices d’une société qui ne soient pas seulement celles qui affectent les mécanismes du marché mais celles qui touchent les relations sociales et influent sur le processus d’intégration qui caractérise les sociétés contemporaines.

Or, du fait d’une compréhension erronée des principes démocratiques, ce consensus généré par l’opposition à l’autoritarisme de l’ancien régime, s’est vite effrité. Et, on le sait, sans un consensus, la société finira tôt ou tard par se désagréger nonobstant son potentiel et ses capacités économiques.

Dans une société, ce qu’on appelle «les valeurs» se manifestent sous forme de normes de comportement qui facilitent le bon fonctionnement des relations sociales.

Bien que les valeurs diffèrent selon les traditions de chaque civilisation et de chaque époque, chaque système de valeurs établit cependant une ligne de partage intangible entre le bon et le mauvais, le juste et l’injuste, l’admissible et l’inadmissible, le respect mutuel, le sens de la moralité, la compréhension et la tolérance.

La culture de l’individualisme et du mépris de l’intérêt général

Les structures sociales ayant subi en Tunisie, du fait du changement de régime politique, une mutation trop rapide, un écart s’est creusé entre les générations, entre les individus et entre ces derniers et les gouvernants qui sont incapables de suivre la vague de transformations sociales, provoquant du coup une série d’antagonismes insurmontables.

Les idées qui habitent l’esprit individualiste de nombreux citoyens, comme le peu de considération pour l’intérêt général, les refus de s’acquitter de son dû, la maltraitance des usagers, les petits larcins, les subterfuges utilisés pour tromper autrui, ainsi que toutes sortes de pratiques d’exploitation dont l’Etat se trouve être l’objet de la part des citoyens, sont devenus en Tunisie une culture s’exprimant à travers un ensemble de comportements rarement blâmés ou désapprouvés, encore moins passibles de sanctions.

Laisser ce qu’il est convenir de faire ou de ne pas faire à la seule appréciation d’un groupe social, indépendamment de tout critère de vérité et en opposition à l’intérêt de la collectivité, est intolérable et exige une certaine forme de coercition.

C’est dans le but de lutter contre ces disparités que le gouvernement chinois a entrepris de mettre en place un système de crédit social qui vise principalement la réputation des citoyens.

Ce système sert à renforcer la gouvernance de la société par la poursuite de quatre objectifs: l’honnêteté dans les affaires du gouvernement, l’intégrité commerciale, l’intégrité sociétale, et une justice crédible. Il porte autant sur le score obtenu par chaque citoyen que sur le comportement des entreprises opérant sur le marché chinois.

Ainsi, par exemple, plus de 12 millions de personnes sont interdites de voyage intérieur en réponse à leur mauvais comportement. Neuf millions sont empêchés de prendre les lignes intérieures aériennes et neuf autres millions de voyager en classe affaires. Fumer dans des espaces réservés aux non fumeurs, tricher dans les transports, vendre des objets contrefaits, sont des délits qui peuvent vous valoir jusqu’à 6 mois d’interdiction d’emprunter les transports publics. Tout cela pour non conformité avec les normes sociales et les règles en vigueur. La devise irréversible du système étant : qu’une «une fois une personne jugée indigne de confiance, elle verra sa réputation ternie à jamais».

Ainsi, ceux qui ont été jugés coupables d’un comportement antisocial seront dénoncés dans les réseaux sociaux, verraient leurs noms affichés pendant une semaine à chaque achat d’un billet de train par Internet et le score de leur crédit social amoindri.

Sur le plan moral, le système chinois est basé sur la notion de réputation par laquelle seront mesurés le niveau de crédibilité des responsables politiques, des chefs d’entreprises autant que les individus. Selon ses concepteurs, il est censé renforcer le degré de confiance au niveau national consacrant ainsi une culture de la sincérité, de la solidarité et de l’assistance mutuelle.

Ce système se veut également un modèle de gestion efficace des activités et des ressources humaines des entreprises et un moyen de régulation des mécanismes du marché. Il entend favoriser une plus grande efficacité-efficience des organisations de service public à travers des pratiques de sanctions-récompenses plus stimulantes pour les acteurs dans leurs activités.

Ainsi, les entreprises bénéficiant de bons scores pourraient profiter d’avantages tels que de bonnes conditions de prêts, des taux d’imposition inférieurs, et de meilleures opportunités d’investissement. En revanche, celles justifiant de faibles crédits se verraient exposées à des conditions défavorables pour les nouveaux prêts, leurs taux d’imposition augmenter, les possibilités d’investissement et de subventions se réduire.

Sans aller jusqu’à la mise en place d’une société panoptique qui veut que chacun surveille autrui et est surveillé par autrui par un développement outrancier de la vidéosurveillance, un système proche du crédit social, moins excessif, basé sur le principe de la dénonciation publique de la bonne ou la mauvaise réputation de chaque individu, dissuaderait en revanche nombre d’actes délictueux, normalisera les conduites des responsables politiques, qui sont nombreux, des entrepreneurs, des commerçants et servira à prévenir in ovo toute déviance.

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